Alice de l'autre côté du miroir

Retour au pays des merveilles avec un film visuellement époustouflant concocté par Sony Pictures Imageworks.

 En 2010, Alice au pays des merveilles a marqué les esprits par ses effets visuels totalement innovants. Depuis les paysages fantasmagoriques jusqu’aux personnages hybrides, en passant par les métamorphoses d’acteurs, le film constituait un véritable tour de force technique et artistique, justement récompensé par une nomination à l’Oscar des effets visuels.

Sept ans plus tard, Sony Pictures Imageworks est de nouveau à la manœuvre pour créer le monde d’Underland et ses habitants. Comme sur le film original, l’équipe a été placée sous la direction de Ken Ralston, associé cette fois à Jay Redd. Le premier changement par rapport au premier Alice, réalisé par Tim Burton lui-même, a été de construire de vrais décors. Le film original avait été entièrement tourné sur fond vert, avec les éléments de décor simplement représentés par des structures elles aussi vertes : meubles, portes, escaliers, etc. Tout l’environnement d’Underland avait ensuite été généré par ordinateur.

Pour ce second Alice, le réalisateur James Bobin a choisi de filmer dans des décors de studio, puis de les prolonger en numérique. Une approche qui confère aux environnements une ambiance nettement plus tangible. Lorsqu’un personnage fantastique devait participer à l’action, il était représenté par une doublure intégralement vêtue de bleu. Elle servait ensuite de repère pour le placement de l’animation 3D. Le décor le plus élaboré est celui du château du Temps, un espace supposément construit en obsidienne, un matériau noir très réfléchissant.

Une féérie de couleurs

Autre changement par rapport au film original, le cinéaste a largement accentué la saturation des images. Dès les premières scènes dans l’univers d’Underland, le spectateur est frappé par le jaillissement des couleurs. L’effet s’avère particulièrement saisissant dans la scène du miroir : Alice pénètre dans une pièce éclairée par une lumière froide et bleue, puis dès qu’elle traverse le miroir, elle découvre une version inversée de la même pièce, mais éclatante de couleurs.

À partir d’un certain point de l’histoire, ces couleurs vont briller par leur absence. Le monde d’Underland est en effet victime d’un arrêt du temps. L’univers entier est recouvert par une substance orangée qui immobilise tout ce qu’elle touche. Ce phénomène s’est avéré très difficile à visualiser, car il ne devait ressembler à rien de connu. Le réalisateur voulait que la substance avale littéralement la lumière et les couleurs, tout en laissant les personnages reconnaissables. L’équipe a d’abord exploré un look de nébuleuse spatiale, puis de glaciation, puis de lave – mais à chaque fois, le phénomène renvoyait à une réalité concrète qui n’avait pas sa place dans l’univers magique d’Underland. Un jour, Jay Redd découvre des photos d’épaves sous-marines et tombe sous le charme du look rouillé et vieilli du métal. L’aspect était visuellement intéressant et complètement inédit dans le cadre d’un film. C’est ainsi que la rouille est devenu l’élément clé du phénomène de suspension du temps.

Mais avant de parvenir à un look satisfaisant, il a fallu des mois de développement visuel. Le problème était de rendre tangible une matière étrange qui recouvrait des environnements encore plus étranges. L’association des deux donnait souvent des résultats dissonants, voire carrément disgracieux. Comme l’a dit Jay Redd : « Imaginez de recouvrir un décor très noir et très brillant par une couche d’orange vif, et de rendre ça élégant à l’écran… ». L’effet a donc été réglé à l’œil, en fonction du rendu de chaque plan.

Cette rouille finit par immobiliser tout Underland. Tout, en théorie, car dans la pratique, cela ne s’est pas avéré possible. Si l’image devient réellement statique à 100%, le paysage prend un air (encore plus) artificiel, et les décors ressemblent à des peintures. Pour créer une impression de profondeur et de réalité, il a fallu absolument conserver les particules atmosphériques, ces éléments minuscules qui donnent aux environnements tout leur relief en flottant au hasard dans l’air. Et tant pis si ces particules auraient dû, elles aussi, rester immobiles…

À rebrousse-temps

L’autre effet visuel majeur du film est la création de l’Océan du Temps. En l’occurrence, le but était de s’écarter de l’imagerie habituelle des voyages dans le temps au cinéma : pas d’effet de vortex, ni de tunnel fantastique, ni d’images accélérées, ni de lumières éblouissantes… Après avoir exploré plusieurs options, le réalisateur valide l’idée d’un océan parcouru de vagues gigantesques jaillissant comme des éruptions solaires, et où chacune d’elles « porte » un moment particulier du passé.

Le concept se traduit par un effort logistique considérable. Pour couvrir toute la durée de la scène, il faut des dizaines de saynètes animées. À cet effet, deux méthodes sont développées en parallèle : sélectionner des extraits du premier film, puis finir en toute urgence des plans du second en vue de les intégrer dans la scène. Pour obtenir une vraie profondeur dans les souvenirs, le studio ne se contente pas de simples projections. Tout est réalisé en full 3D avec des techniques volumétriques. La grande difficulté consiste à restituer l’immensité des vagues, des montagnes liquides de 18 mètres de haut, ce qui implique de recouvrir la surface de quantités de simulations secondaires pour rendre l’échelle visible.

Des acteurs métamorphosés
Du côté des habitants d’Underland, le spectateur retrouve des visages familiers, bien que toujours aussi étonnants. À commencer par la Reine Rouge, une femme à la tête démesurée. La méthodologie a été la même que sur le premier film. Pour commencer, l’actrice Helena Bonham-Carter a été filmée en 4K, soit une résolution très supérieure à celle du reste du film. Cette masse de pixels supplémentaires permettait de doubler (voire plus) la taille de la tête à l’écran sans perte de définition. La tête de l’actrice a été détourée dans les plans en 4K, avec le col du costume comme ligne de démarcation bien nette pour le masque. Ensuite, le plan entier a été redimensionné en 2K, puis la tête en 4K a été replacée sur les épaules de l’actrice en 2K, et redimensionnée à son tour à la bonne taille. Un travail réalisé dans le logiciel Nuke.


Sur le film original, l’équipe avait découvert que le pourcentage d’agrandissement idéal variait d’un plan à l’autre. Suivant que la Reine était seule à l’image ou bien entourée de personnages, et aussi en fonction de la focale utilisée, les proportions idéales n’étaient pas les mêmes. La taille de la tête se réglait par une simple entrée de chiffres correspondant à un pourcentage d’agrandissement. L’effet était ensuite complété par un rétrécissement au niveau de la taille. Le gros avantage de cette approche, c’est que l’interprétation de l’actrice n’était en rien altérée : c’est son vrai corps et son vrai visage qu’on voit tout le temps à l’écran.

Le procédé a donc été le même que sur Alice au pays des merveilles – à une exception près, et de taille : sur le film de Tim Burton, les plans avaient été tournés sur fond vert, ce qui avait largement simplifié le détourage de la tête ; sur le film de James Bobin, Helena Bonham-Carter a été filmée dans de vrais décors. Ce changement a impliqué un gros travail de détourage manuel de la tête et des cheveux, ainsi que la reconstruction du décor au niveau de la taille pour compenser son amincissement.

Pour le Chapelier Fou et ses yeux surdimensionnés, le processus a été le même : tournage en 4K pour bénéficier de la résolution supplémentaire, détourage des yeux, puis passage au 2K pour le plan et réintégration des yeux en 4K. Ceux-ci pouvaient dès lors être agrandis à volonté à l’aide d’un simple curseur, voire étirés seulement en largeur ou en hauteur. Là encore, le reste du visage n’était pas touché, ce qui préservait l’interprétation de l’acteur.

À l’arrivée, tous ces efforts se sont traduits par des images féériques dont la beauté et l’inventivité ont largement été saluées par la critique. Ce qui n’a pas empêché le film de connaître un échec commercial au box-office américain. Cette fois, le public n’avait simplement pas envie de suivre Alice dans son trou de lapin…

Alain BIELIK, juin 2016
(Commentaires visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 25 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.