Coraline

Henry Selick révolutionne l'animation en stop motion en combinant l’animation manuelle et de nouvelles solutions numériques. Le résultat est un enchantement visuel où l’inventivité des images sert à merveile la richesse du scénario.

Alors que l’animation 3D connaît une expansion sans précédent, la stop motion – ou animation image par image de figurines – reste un médium très marginal au cinéma. C’est bien simple, Coraline est le premier film du genre à être réalisé aux États-Unis depuis… James et la Pêche Géante du même Henri Selick. C’était en 1996 ! Avant cela, Tim Burton et Henry Selick avaient pavé la voie avec l’inoubliable L’Etrange Noël de Monsieur Jack. Depuis 1996, tous les grands films en stop motion ont été produits ou réalisés en Grande-Bretagne, que ce soit les productions Aardman comme Wallace et Gromit ou Les Noces Funèbres de Tim Burton.
Dans Coraline, on retrouve le mélange de poésie, d’ambiance gothique et d’inventivité visuelle qui avait fait le charme de L’Étrange Noël de Monsieur Jack, avec en plus une bonne dose de noirceur qui fait que le film n’est pas recommandé aux plus petits. Certains personnages font peur, vraiment peur ! Coraline est une jeune adolescente qui emménage avec ses parents surmenés dans une nouvelle maison. Livrée à elle-même, elle découvre un passage secret qui la mène vers l’Autre Monde, une copie conforme de son monde réel, avec la même maison et la même famille, mais nettement décalée. Comme ce monde est bien plus amusant que la réalité, Coraline est tentée d’y rester pour toujours, mais il y a un prix à payer…
Cette histoire remplie de personnages extravagants est le fruit de l’imagination de Neil Gaiman, un auteur à l’univers bien particulier. Coraline est son plus grand succès de librairie. Pour le mettre en images, Henri Selick a bénéficié de la confiance de Laika, une jeune et ambitieuse société de production canadienne entièrement dédiée à l’animation sous toutes ses formes. La firme a investi dans une structure dotée des derniers développements technologiques afin de permettre aux réalisateurs et aux artistes de travailler dans les meilleures conditions. De fait, Coraline a été tourné avec des techniques qui n’avaient encore jamais été appliquées à un film en stop motion. Que ce soit au niveau des prises de vues, de la fabrication des marionnettes ou de leur animation faciale, l’équipe a complètement réinventé le genre.
Comme si cela ne représentait pas un défi suffisant, il a aussi fallu apprendre à travailler en 3D stéréoscopique car le film sort en relief aussi… Une sacrée gageure quand tout est réalisé en miniature. En effet, la sensation de relief est créée par la projection de deux images : une pour l’œil droit et une pour l’œil gauche. Les deux photogrammes sont projetés successivement et les fameuses lunettes permettent de n’en voir qu’un seul à la fois. Les deux images présentent la même scène avec une perspective légèrement décalée, celle-ci correspondant à l’espace moyen entre nos deux yeux. Sur une caméra, il est relativement simple de placer deux objectifs côte à côte pour enregistrer les deux images simultanément. Mais en miniature, ça ne fonctionne plus. Ramené à l’échelle des personnages, l’écartement des deux objectifs correspondrait à un espace démesuré ! En effet, le visage de la marionnette de Coraline mesure moins de cinq centimètres de large. Pour créer le relief, il faut donc reproduire sur la caméra l’écartement entre les yeux du personnage, ce qui est physiquement impossible. La solution ? Monter la caméra sur un support automatisé qui la déplace latéralement de quelques millimètres à chaque prise de vue : la position de l’œil droit – clic, une image – puis la position de l’œil gauche – clic, une image… Retour à la case départ et ainsi de suite.

La stop motion réinventée
Cette innovation de taille permet à l’équipe de reproduire en miniature les conditions d’un tournage réel en relief. Par contre, ce procédé de prise de vues alternées droite/gauche aurait pu poser de gros problèmes d’organisation si le film avait été tourné sur pellicule 35 mm. Mais, autre innovation, Selick choisit de filmer en numérique, une première pour la stop motion. Dotées de capteurs Kodak 4K, les caméras MegaPlus EC11000 sont toutes reliées à un serveur central sur lequel les images sont enregistrées en temps réel et classées. Le logiciel dédié sépare automatiquement les images droite et gauche. Ce serveur permet aussi à Henri Selick de visionner heure par heure et à haute résolution l’état d’avancement de chaque plan : les images déjà filmées sont disponibles en permanence, même si le plan est encore en cours de tournage. Un progrès considérable par rapport à un tournage en 35 mm où il fallait attendre que le plan soit fini et que la pellicule soit développée pour visualiser le résultat.
Surtout, ce tournage en numérique bouleverse la façon de travailler des animateurs. Avec le processus traditionnel, l’animateur ne pouvait pas être certain d’avoir réussi le plan avant de voir la pellicule développée. Et si un élément clochait quelque part, il fallait tout recommencer à zéro. Ces dernières années, des systèmes de vidéo témoin permettaient de visionner les plans en cours de fabrication, mais la résolution insuffisante laissait planer le doute sur la qualité de certains détails. Avec un tournage en numérique, l’animateur peut visionner à chaque instant tout ou partie du plan en cours, et ce, sur des moniteurs haute résolution. Autrement dit, la technologie a éliminé l’élément d’incertitude inhérent à tout tournage en stop motion. Une vraie révolution !
Plus encore, le numérique a permis d’augmenter considérablement la productivité sur le plateau. En effet, si un animateur commet une erreur sur les premières images d’un plan, il va la repérer tout de suite sur le play-back à haute résolution et recommencer sans perdre de temps. Avec le tournage sur pellicule, il continuait le plan jusqu'au bout et ne découvrait son erreur qu’une fois le film développé, des jours plus tard. Cela représentait parfois jusqu’à une semaine de travail à recommencer.
Sur Coraline, l’équipe disposait en plus d’une sécurité supplémentaire : la première image de chaque plan était systématiquement visionnée sur grand écran par projection numérique. Les studios de Laika disposent en effet de leur propre salle de projection avec système 3D incorporé. Cet ultime contrôle permettait de démarrer le travail sur le plan que lorsque tout était parfait, ce qui a conduit au final à un taux de réussite très important des prises.
L’outil numérique s’avérera aussi indispensable pour effacer de l’image les supports et autres mécanismes qui permettent aux marionnettes d’évoluer dans le décor. Le fait de pouvoir filmer des supports apparents facilite considérablement le travail des animateurs. Plus besoin de se casser la tête à les dissimuler ou à les retirer du décor – au risque que la marionnette ne bouge. Surtout, cela permet aux designers de concevoir des personnages à la morphologie d’ordinaire « impossible », pour de simples raisons de contraintes mécaniques. Un personnage pourra par exemple avoir un buste gigantesque monté sur des jambes squelettiques comme Mr Bobinsky, le géant bleu : une armature traditionnelle n’aurait jamais pu soutenir un tel porte à faux, mais avec un support extérieur qu’on efface ensuite de l’image, ça fonctionne. Du coup, les personnages de Coraline présentent des physiques à l’originalité inédite dans le genre.

Le prototypage rapide au secours des marionnettes
Au plus fort de la production, l’équipe travaillait sur 17 plateaux de prises de vues simultanément, produisant une moyenne de 74 secondes de film par semaine. Pas étonnant que le tournage complet ait duré 83 semaines. Jusqu’à 55 décors différents étaient en cours de tournage ou de fabrication en même temps. Certains décors étaient construits en plusieurs exemplaires afin d’accélérer le processus de prises de vues : pas besoin d’attendre la fin d’un plan pour tourner le suivant dans ce décor. Le travail peut se faire en parallèle. À cet effet, il existait quelque 28 marionnettes différentes de Coraline. Comme le personnage était dans tous les plans, cette multiplication des figurines permettait de lui faire tourner plusieurs scènes en même temps.
Pour fabriquer les marionnettes, l’équipe d’Henri Selick utilise une technique inédite. En temps normal, les changements d’expression sur des figurines aussi petites sont réalisés par remplacement de tête : l’équipe fabrique à la main autant de têtes différentes que le personnage aura d’expressions. Un processus excessivement long et fastidieux. Avec Coraline, la stop motion est entrée dans l’ère industrielle… Les expressions clés des marionnettes sont sculptées en terre glaise, puis scannées en 3D pour être intégrées dans un logiciel d’animation 3D. Là, les animateurs développent toutes les expressions intermédiaires pour passer d’une expression type à une autre, et ce, pour chaque personnage. Pour Coraline, cela donnera au final plus de 200.000 expressions différentes !
Ensuite, ces milliers de têtes sont imprimées en 3D à l’aide d’une machine à commande numérique qui reproduit en trois dimensions, par impression de couches successives, les volumes d’un modèle informatique. Un procédé utilisé en industrie pour faire du prototypage rapide.
La tête est fabriquée en deux parties : le haut et le bas. Les deux moitiés ainsi obtenues sont assemblées, puis polies, peintes et poilées. Il suffisait ensuite aux animateurs de placer successivement les têtes voulues sur le corps de Coraline pour obtenir une infinité de variations d’expressions faciales. Le joint entre les deux moitiés de tête sera effacé en postproduction. À l’arrivée, Coraline est le personnage le plus vivant et le plus riche de toute l’histoire de la stop motion.
Non content de révolutionner le genre sur le plan technique, Henri Selick apprend à jouer avec l’image en relief. La stéréoscopie au cinéma, c’est tout un art. Pour chaque plan, il faut définir quelle partie de l’image sera devant le plan de l’écran, autrement dit « dans la salle », et ce qui sera derrière le plan de l’écran, c’est-à-dire en profondeur derrière celui-ci. Selick effectue de nombreux tests afin d’évaluer l’impact émotionnel de chaque configuration. L’effet est complètement différent suivant la distance des marionnettes par rapport à la caméra, la focale utilisée, etc.

Le relief pour la progression dramatique
Après cette période de test, le réalisateur décide d’utiliser le relief comme un outil dramatique. Au départ, dans le monde réel, l’effet stéréoscopique est réduit au strict minimum, l’effet reste très discret. De même, les couleurs sont sobres et tout en retenue. Mais dès que Coraline passe dans l’Autre Monde, les couleurs explosent littéralement, et l’image gagne progressivement en profondeur. Et plus on va progresser dans l’histoire, plus l’effet de relief va s’accentuer. Cette progression visuelle a pour objectif d’écraser graduellement le personnage de Coraline dans le décor, ce qui souligne sa vulnérabilité croissante et son isolement.

Selick joue aussi sur un effet étonnant appelé perspective forcée. Il s’agit d’une technique de miniature dans laquelle le décor (et les objets qu’il contient) est de plus en plus petit au fur et à mesure qu’on approche du fond ou de l’horizon. Vu de côté, le décor a l’air de rétrécir en hauteur et en profondeur de façon complètement artificielle, mais du point de vue de la caméra, l’illusion est parfaite : on a l’impression de voir un décor à la perspective réaliste. L’intérêt du procédé est  économique. On fabrique un vaste décor ou paysage à partir d’une surface très réduite. Selick, lui, y voit en plus un intérêt dramatique. Le même décor est fabriqué deux fois : une fois avec des distances normales, et une fois avec une perspective forcée. En 2D, les deux décors semblent strictement identiques, mais avec l’image en relief, Selick obtient un effet saisissant. Comme le décor en perspective forcée est beaucoup moins profond que son équivalent « normal », la perspective en relief est faussée. Le personnage semble alors écrasé par son environnement, sans que le spectateur ne puisse deviner pourquoi. Une technique très subtile qui confère à certaines scènes une ambiance tout à fait unique.
Au final, il est fascinant de constater à quel point la technologie numérique s’est fondue dans la bonne vieille tradition de la stop motion. Le principe reste le même : des marionnettes animées à la main dans des décors miniatures. Mais la façon de travailler a évolué de manière considérable ces dernières années. Avec Coraline, la stop motion semble être entrée dans le XXIe siècle. Depuis toujours, le procédé est décrié pour sa lenteur excessive, mais après tout, il ne faut pas moins de temps pour faire un Shrek ou un Wall•E. Peut-être qu’avec les précédents technologiques établis par Coraline, ce médium attachant et à nul autre pareil pourra connaître un nouvel âge d’or. La stop motion sauvée par la 3D et le numérique ? Voilà bien un paradoxe que personne n’avait vu venir…

Alain Bielik – Juin 2009
(légendes des visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 18 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.

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