Dark Shadows

Tim Burton renoue avec le style pop gothique qui a fait sa renommée.

Après un écart par le monde fantasmagorique de Alice au Pays des Merveilles, Tim Burton renoue avec le style pop gothique qui a fait sa renommée. Vampire, sorcière, revenant, manoir, cimetière… sans oublier une galerie de personnages plus grands que nature. Du vrai pain béni pour cet esthète de l’image qui n’aime rien plus que de créer des univers.

En France, le nom de Dark Shadows n’évoque pas grand-chose, si ce n’est aux aficionados des séries TV vintage. Ce soap opera vampiresque n’a jamais été diffusé dans notre pays. Aux Etats-Unis, c’est une autre histoire. La série fait partie du paysage culturel. Il est vrai que 1225 épisodes, ça marque une époque… En l’occurrence, il s’agit des années 1966 à 1971, avec un bref « revival » en 1991. Des années qui ont vu grandir Tim Burton et Johnny Depp, tous deux inconditionnels de la série. C’est d’ailleurs l’acteur qui est à l’origine du projet et qui a incité son ami et mentor à le réaliser. Dark Shadows est leur huitième film en collaboration. Johnny Depp incarne Barnabas Collins, un riche châtelain américain du XVIIIe siècle transformé en vampire par une sorcière jalouse, Angélique (Eva Green), et enterré pendant 200 ans. Il est accidentellement libéré de sa prison en 1972 et découvre à la fois le monde du XXe siècle et ce qu’il est advenu de sa puissante famille…

Le monde gothique et décalé de Dark Shadows semblait être un matériau idéal pour Tim Burton. Celui-ci avait déjà goûté à cet univers avec des films comme Edward aux Mains d’Argent, Sleepy Hollow ou bien Les Noces Funèbres. Sur le plan visuel, le cinéaste pouvait jouer du décalage entre des éléments très typés « gothiques » comme le vampire, le manoir ou la sorcière, et le cadre psychédélique pop des années 1970.

Pour créer l’univers de Dark Shadows sur grand écran, il faudra plus de 1000 plans à effets visuels, une mission confiée à Angus Bickerton, superviseur de films comme Da Vinci Code ou Le Monde de Narnia 3, que Pixelcreation s'est fait un plaisir d'interviewer:

Pixelcreation : Les films de Tim Burton se caractérisent par leur forte identité visuelle. Comment travaille-t-on avec un réalisateur comme lui ?
Angus Bickerton : Tim constitue un genre cinématographique à lui tout seul ! C’est un réel bonheur de collaborer avec lui, il a une vraie âme d’artiste, pas du tout de technicien. Tim a une manière de faire les choses qui n’appartient qu’à lui. Pour un superviseur des effets visuels, c’est un plaisir de s’intégrer dans cet univers, mais c’est aussi un défi car les effets doivent s’inscrire dans sa vision très particulière. Au départ, pour Dark Shadows, il avait choisi un look très réaliste. Il voulait donner l’impression que le film avait été tourné en 1972, avec les techniques de l’époque. Il tenait à ce que chaque scène soit imprégnée de cette ambiance. Cela se traduisait par un traitement très discret des images de synthèse. Tim estimait que des effets trop lissés auraient été en décalage avec l’esprit du film. C’est ainsi que nous avons employé une approche assez classique pour les effets de fantôme : Tim ne voulait pas surtout pas de revenants « à la Harry Potter », trop lisses, trop parfaits. Il m’a demandé de créer des fantômes qui auraient pu être créés avec les techniques de 1972. On a donc combiné des images de l’actrice filmée au ralenti sur fond vert, et d’autres enregistrées sous l’eau.
L’approche initiale était très réaliste, mais au fil des semaines, Tim a changé son fusil d’épaule et décidé d’appliquer un traitement différent à la séquence d’ouverture, celle où l’action se déroule 200 ans en arrière. Là, on retrouve un univers plus burtonien, plus stylisé. Tim et son chef décorateur Rick Heinrichs ont beaucoup étudié les grands films des années 40, comme Les Grandes Espérances de David Lean, des œuvres où le cadre était très travaillé, où chaque élément de l’image participait à la composition de l’ensemble. Ils voulaient une image dans cette veine-là. On a donc les scènes en flash-back avec un style très travaillé, et les scènes des années 70 avec une ambiance 100% réaliste.

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 : Parlez-nous de la création de Collinsport, la ville portuaire des Collins…
Angus Bickerton : À l’origine, Tim projetait de tourner dans un vrai port de pêche qu’on aurait pu redécorer, mais après cinq jours de repérage sur les côtes d’Angleterre et d’Écosse, il a abandonné. Ces ports n’avaient pas du tout l’ambiance des ports américains. Déjà, les bâtiments sont construits en pierre au Royaume-Uni, alors qu’ils sont en bois aux Etats-Unis… On aurait pu ajouter de faux bardages en bois, mais ça devenait vraiment compliqué. Difficile de créer un vrai univers de cette façon… Finalement, il a été décidé de tourner en studio, à Pinewood. Le site dispose d’un grand bassin extérieur fermé par un immense mur qu’on peut peindre en bleu ou en vert. Le port a été construit autour de ce bassin, ce dernier représentant l’océan. Les bâtiments autour du port ont été édifiés sur deux étages, mais le reste de la ville ne comportait qu’un étage.

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: Le décor a donc été prolongé par ordinateur ?
Angus Bickerton : Oui, c’est Method Vancouver qui s’est chargé de cela. Ils ont ajouté un ou deux étages aux maisons, intégré les collines autour, incrusté les quartiers les plus éloignés, et prolongé le bassin afin d’ouvrir la perspective sur l’océan. Pour y parvenir, le décor a été scanné au LIDAR de manière à obtenir une représentation tridimensionnelle du site. Puis, les graphistes se sont servis d’illustrations fournies par le département artistique pour compléter le décor.

Pixelcreation : Il y a un très joli plan dans le film, lorsque le personnage interprété par Michelle Pfeiffer regarde par la fenêtre et voit le panorama de toute la baie, avec Collinsport en contrebas et l’entrepôt en feu.
Angus Bickerton : C’était un matte-painting statique, à l’ancienne, comme on aurait pu en réaliser dans les années 1940. Toute l’image était numérique, le paysage, la ville, l’incendie, etc.

Pixelcreation : Comment cela s’est-il passé pour Collinwood, le manoir des Collins ?
Angus Bickerton : L’extérieur n’a été construit qu’au niveau du rez-de-chaussée, et il y avait aussi la cour et l’allée principale. Le décor a été monté à ciel ouvert sur une colline dans une forêt des environs de Londres. C’est un endroit très fréquenté par les équipes de tournage : Robin des Bois y a été tourné, Captain America aussi, Band of Brothers… L’avantage est qu’il y a un horizon dégagé et aucune pollution visuelle (pylônes, antennes, etc.). Derrière la porte d’entrée dans le décor, il y avait un espace où un acteur pouvait se tenir, puis un fond vert qui fermait l’ouverture. On filmait les acteurs en extérieur dans cette entrée partielle, puis on filmait le décor intérieur en studio, et on assemblait les deux. Cela permettait de faire une liaison visuelle entre l’extérieur et l’intérieur de Collinwood. Le processus a été inversé pour les scènes en intérieur : tournage en studio avec un fond vert au-delà de la porte d’entrée, et tournage raccord en extérieur dans la cour pour compléter la perspective.

Pixelcreation : Le décor de Collinwood a ensuite été complété par ordinateur ?
Angus Bickerton : Oui, mais pas à l’aide de matte-paintings, ni de modèles 3D. Nous avons utilisé une maquette. Tim Burton aime les miniatures, et il pensait que ce film était le support parfait pour cette technique. Une fois encore, ça renvoyait à un certain cinéma classique qui nous servait d’inspiration. Personnellement, ça me parlait beaucoup parce que j’ai démarré ce métier dans les effets spéciaux miniatures ! J’ai même travaillé sur le premier Batman de Tim Burton, en 1989, ce qui l’a beaucoup amusé.

Pixelcreation : Comment avez-vous procédé ?
Angus Bickerton : Au départ, je pensais utiliser une maquette de taille moyenne pour les plans sur la maison, puis filmer l’incendie à l’aide d’une silhouette noire de très grande taille. Celle-ci nous aurait donné des flammes à la bonne échelle qu’on aurait ensuite incrustées sur la maquette. Mais j’ai vu le film Wolfman dans lequel l’incendie du manoir était parfaitement réaliste, bien qu’il s’agissait d’une maquette au 1/3. J’ai donc fait appel à la même équipe, Mattes & Miniatures, pour qu’ils fabriquent Collinwood à cette échelle afin qu’on puisse l’utiliser dans tous les plans, destruction comprise. La maquette était énorme : elle mesurait 10 mètres de haut ! Nous l’avons filmée en extérieur, avec les mêmes angles de prises de vues et la même lumière que le décor en taille réelle. Ensuite, les deux éléments ont été combinés. La miniature était conçue pour s’effondrer sur commande. Il n’y avait pas de retour en arrière possible, on ne pouvait pas la reconstruire. J’ai donc pris soin de la scanner au LIDAR et de la photographier sous tous les angles, de même que le décor réel. L’idée était de pouvoir reconstituer Collinwood en 3D si jamais Tim avait besoin d’un plan supplémentaire après la destruction de la maquette. Et cela a été le cas…

Pixelcreation : Etes-vous également intervenu sur les plans à l’intérieur de Collinwood ?
Angus Bickerton : Oui, le décor du grand hall mesurait dix mètres de haut, le plafond a été ajouté encore plus haut en matte-painting. Nous sommes intervenus de manière très conséquente pour « détruire » ce décor pendant la scène du combat final entre Barnabas et Angélique. C’est MPC qui s’est chargé de tous ces effets. Leur équipe de Londres a été supervisée par Arundi Asregadoo, et celle de Vancouver par Eric Nordby. On appelait cette séquence notre « Battle Royale », tandis que Tim en parlait comme « Violence domestique surnaturelle » ! L’équipe des effets spéciaux s’est occupée des effets pyrotechniques, mais on ne pouvait pas aller trop loin avec cet incendie réel sans que cela ne devienne dangereux. MPC a donc ajouté des dizaines de foyers d’incendie dans le décor.

Pixelcreation : S’agissait-il de flammes animées en 3D ?
Angus Bickerton : Non, nous avons utilisé de vraies flammes filmées sur fond noir. MPC a également animé les fissures qui apparaissent sur le sol et les murs en reconstituant le décor en 3D. Cet effet faisait intervenir beaucoup de simulations de corps rigides afin de recréer l’éclatement des lambris et du parquet. Les écoulements de sang ont été animés en 3D, de même que les statues qui prennent vie et le serpent de bois de l’escalier.

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 : De quelle manière avez-vous créé l’effet de la peau de porcelaine d’Angélique ?
Angus Bickerton : C’est intéressant. Dans le scénario, Angélique devait retrouver son âge réel, à savoir 200 ans, et on avait commencé à travailler sur la meilleure manière de réaliser ce vieillissement en accéléré. Mais au fil des discussions entre Johnny Depp et Tim, l’idée de cette peau en porcelaine est apparue. Johnny participait beaucoup au processus créatif, il proposait beaucoup de choses. Tim nous a demandé de nous inspirer d’images de vieilles poupées à moitié cassées, avec des parties de visages manquantes et d’autres qui s’effritaient. Au départ, je pensais que cette couche de porcelaine était comme un maquillage sur la peau flétrie de la vieille sorcière, mais Tim a dit que non, il n’y avait rien sous la peau : Angélique était comme une poupée vide…

Pixelcreation : Comment avez-vous procédé ?
Angus Bickerton : Eva Green a été filmée avec des marques de tracking sur le visage et le buste. En plus des caméras de Tim, nous avions deux caméras HD témoins placées de part et d’autre d’Eva afin de nous fournir – par triangulation – une vision en volume du personnage. Puis, nous avons scanné sa tête en 3D, et référencé son visage dans différentes expressions et phonèmes. L’idée était de pouvoir reconstituer son visage par ordinateur pour n’importe quelle situation ou dialogue.

Pixelcreation
 : Comment avez-vous géré la contradiction entre une peau en porcelaine apparemment rigide, et une texture assez flexible pour permettre les expressions et les mouvements de bouche ?
Angus Bickerton : C’était le plus gros défi, en effet. Le visage devait être à la fois rigide et souple… Nous avons utilisé un map d’élasticité qui permettait de régler la souplesse de la peau 3D en fonction de l’endroit sur le visage. Par exemple, les pommettes et le nez étaient bien plus rigides que le tour des yeux ou la bouche.

Pixelcreation : Avez-vous tenté d’obtenir l’effet avec du maquillage prosthétique ?
Angus Bickerton : Oui, mais on se retrouvait à chaque fois avec le même problème : le maquillage ajoutait du volume sur le visage, et on perdait Eva Green. Avec un maquillage numérique, on pouvait conserver l’actrice, on modifiait son visage sans ajouter aucune épaisseur. Pour la même raison, le maquillage de loup-garou sur la petite nièce de Barnabas, Carolyn Stoddard, a été réalisé en animation 3D : les poils ont été ajoutés sur le visage de l’actrice, tandis que les vraies jambes étaient remplacées par des pattes de loup. Ces effets fonctionnent très bien, parce que Tim nous a incités à rester sobres, à ne pas en rajouter dans l’animation 3D. Résultat, bien qu’il y ait à chaque fois un gros travail d’images de synthèse, ces effets s’intègrent parfaitement dans l’esprit du film. On disposait du meilleur de la technologie, mais Tim n’avait pas besoin de le montrer. Il savait quand il fallait s’arrêter…

ALAIN BIELIK, mai 2012
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 20 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.