Hugo Cabret

Célèbre pour ses  polars et thrillers aussi violents les uns que les autres, Martin Scorsese se fait plaisir en signant un film à la fraîcheur enfantine, mais toujours aussi sophistiqué. Un hommage au Septième Art et un festival d’effets visuels d’une élégance rare.

Adapté d’un best-seller de la littérature pour enfants de Brian Selznick, Hugo Cabret nous plonge dans le Paris des années 1930, et plus particulièrement dans l’univers de la gare Montparnasse, un site gigantesque devenu le terrain de jeu d’un orphelin, Hugo. Le passé de celui-ci est une énigme. Le seul objet que lui ait laissé son père est un étrange automate dont il cherche désespérément la clé qui pourrait l’activer. Sa rencontre avec la jeune Isabelle lui apporte la solution, mais marque aussi le début d’une grande aventure. Celle-ci lui fera rencontrer le grand pionnier du cinéma, Georges Méliès…

Ce qui a captivé Martin Scorsese dans ce projet, c’est d’abord l’univers visuel du livre, à mi-chemin entre Caro & Jeunet et Terry Gilliam, mais aussi la possibilité de rendre hommage à Georges Méliès et à son oeuvre : “En tant que cinéaste, j’ai le sentiment que l’on doit tout à Georges Méliès. Et quand je revois ses premiers films, je suis ému. Ils m’inspirent, parce que cent ans après leur création, ils font toujours naître ce frisson lié à l’innovation et à la découverte. Méliès a exploré et inventé la plus grande partie des techniques que nous utilisons aujourd’hui. Les films fantastiques et les films de science-fiction des années 30, 40, 50, les créations de Ray Harryhausen, et aussi celles de Spielberg, Lucas, James Cameron, descendent de Méliès. Tout était déjà dans le travail de ce précurseur.”

Prévisualisation et VFX: Nvizage et Pixomondo
Pour superviser les effets visuels, Martin Scorsese a fait appel à son complice habituel, Rob Legato. Oscarisé pour Titanic, celui-ci a collaboré à tous les films du cinéaste depuis Aviator. Les contraintes du film sont énormes: Hugo Cabret est tourné directement en relief stéréoscopique, et Martin Scorsese chérit sa liberté artistique et ne veut utiliser le tournage sur fond vert que quand vraiment nécessaire...
L'équipe s'appuie donc sur un gros travail de prévisualisation mené par le studio Nvizage, travail qui sert à la fois à modéliser les décors et à fixer avec précision les mouvements de caméra que reprendra le studio de VFX. Et plutôt que de répartir les plans entre une douzaine de prestataires, Legato décide de confier le gros du travail à Pixomondo, société peu connue mais qui présente l’avantage de posséder des bureaux dans le monde entier (d’où son nom) : Los Angeles et Toronto en Amérique du Nord, Stuttgart, Francfort, Berlin et Londres en Europe, et Pékin et Shanghai en Asie.  Seules certaines scènes particulières seront sous-traitées à des partenaires spécialisés, comme le studio de SFX New Deal Studios pour la scène où un train fou défonce la façade de la gare Montparnasse pour s'écraser en contrebas (un accident réellement arrivé en 1895 à la gare Saint Lazare)

Nvizage: plus que de la prévisualisation
« Six semaines de briefing, neuf mois de travail » résume Martin Chamney, cofondateur de Nvizage. Créé il y a cinq ans, basé à Londres, Nvizage va jouer un rôle déterminant dans le design et le tournage de Hugo Cabret, bien au-delà des simples animatiques qu'évoque le terme « prévisualisation ». En liaison avec l'Art department, Nvizage développe les premiers  modèles pour les décors.

D'abord la gare Montparnasse, lieu central de l'intrigue, à partir de vues de l'époque (pour la façade), et en rajoutant une tour à horloge (façon gare de Lyon) et des toitures à l'arrière inspirées des gares du Nord et de l'Est. Ce modèle sert à placer les scènes de poursuite, de crash, et à y positionner les personnages sous la direction de Martin Scorsese à l'aide du logiciel Motion Builder. Le modèle, et les mouvements de caméras associés aux scènes qui s'y déroulent, seront ensuite transmis à Pixomondo pour son travail de postproduction sur Hugo Cabret: enrichissement et extension du décor, foules, effets de lumières ou de fumées, etc.

Nvizage modélise aussi les horloges de la gare, lieux importants qui servent de cachettes et de lieux d'observation à Hugo Cabret. Tout ce travail est d'abord esquissé avec Google Sketchup puis modélisé en 3D dans Maya.

La première version de l'Automaton, sorte de robot que Hugo a hérité de son père, est quant à elle « sculptée » dans Mudbox. Cet automate est creux et laisse voir le jour à travers  sa « carcasse » métallique. Dans la plupart des scènes, l'Automaton est une maquette réelle, son modèle numérique n'intervient que quand strictement nécessaire (effets, etc.)

Comme pour Real Steel, le tournage bénéficie grandement du système de prévisualisation en temps réel des éléments virtuels, une des nombreuses innovations de Avatar. Les données issues de la modélisation du décor sont importées dans MotionBuilder. Sur le plateau, le logiciel analyse la position de la caméra, en déduit la partie du décor virtuel qu’elle devrait capter, puis affiche ce décor sur les moniteurs de contrôle. De fait, l’équipe pouvait voir l’ensemble du site de la gare, trains et figurants compris, en temps réel, même lorsque la caméra se déplaçait. Un compositing en temps réel qui s’est révélé être un redoutable atout lorsqu’il s’est agi de peaufiner la mise en scène pour optimiser le relief stéréoscopique.

Pixomondo travaille « around the clock »

Le principal intérêt de cet éclatement géographique des studios Pixomondo est de permettre un travail 24 heures sur 24. Lorsqu’une équipe ferme boutique en fin d’après-midi, une autre ailleurs dans le monde est encore en milieu de journée et prend la relève, puis passe le flambeau à une autre filiale qui vient d’allumer ses ordinateurs, et ainsi de suite. Chaque équipe est plus ou moins spécialisée dans un domaine particulier : tracking, animation, simulations dynamiques, compositing, etc. Ainsi, le travail n’arrête jamais, sans qu’il n’y ait besoin d’avoir des équipes de nuit. Les plans sont stockés sur un serveur central accessible par tous les employés. Résultat, des délais optimisés à 100%. Lorsque Martin Scorsese demande une modification, le  soir à Los Angeles, il a le plan mis à jour en arrivant le lendemain matin : entre temps, le plan était passé entre les mains de l’équipe asiatique, puis européenne…
Au total, ce système a permis de « boucler » le  travail de postproduction en 38 semaines au lieu des 55 à 58 habituelles!
Pixomondo réalise plus de 1000 plans pour Hugo Cabret, même si 200 d’entre eux seront coupés au montage. Quelque 400 artistes ont participé à ce travail.

Paris « revisité » par Martin Scorsese
La majeure partie des effets consiste à reconstituer la gare Montparnasse version 1930, ainsi que d'autres quartiers ou monuments de Paris, sans trop de précision géographique. Pour preuve, la tour Eiffel change de place d’un plan à l’autre…
Les scènes de la gare sont tournées dans un décor partiel de 45 mètres de long, 36 mètres de large et 12 mètres de haut. Modélisé par Nvizage, édifié dans les studios de Shepperton à côté de Londres, le décor est ensuite renumérisé et prolongé par ordinateur chez Pixomondo. Pour commencer, tous les éléments du site, ainsi que les accessoires, sont scannés et référencés en photogrammétrie. Les figurants en costume sont eux aussi référencés afin de fournir la matière des futurs voyageurs qui seront animés en simulation de foule dans Massive.

Des scènes  sous « motion control »
Pour être le plus précis possible, l’équipe enregistre la position de départ et d’arrivée de la caméra dans chaque plan. En triangulant ces données avec un scan tridimensionnel du décor, Pixomondo peut déterminer à quel endroit précis se trouvait la caméra dans l’environnement de la gare à chaque moment. Ces données permettent d’effectuer une extension parfaitement calée sur le décor réel. Une nécessité absolue dans un film tourné et projeté en 3D relief. « En 2D le cerveau du spectateur s'accommode de pas mal d'erreurs, explique Ben Grossmann, superviseur des VFX chez Pixomondo. En relief stéréoscopique le moindre pixel de décalage dans le tracking du décor saute aux yeux. Calibrer les programmes pour faire se correspondre exactement les mouvements des caméras a été notre principal défi pour Hugo Cabret. » Ce travail de longue haleine est assuré dans SynthEyes, tandis que les extensions sont créées dans Maya, et le rendu dans V-Ray.

Scorsese refait son légendaire plan-séquence comme dans les Affranchis
L’un des grands tours de force techniques du film est la séquence où l’on découvre pour la première fois Hugo Cabret. Vingt et un ans après le légendaire plan séquence des Affranchis, Martin Scorsese signe là un nouveau morceau d’anthologie. Pendant quelque 1203 images, soit 50 secondes, la caméra suit le jeune héros qui file à toute vitesse dans le dédale de tunnels, d’échelles et de conduits divers dans les entrailles de la gare. Un plan « impossible » qui entraîne le spectateur dans un tourbillon étourdissant, annonciateur de l’aventure à suivre.
Tel qu’il apparaît à l’écran, le plan est impossible à tourner en direct ; souvent, la caméra stéréoscopique (système Cameron-Pace) n’a même pas la place de passer là où l’acteur se faufile. Après une prévisualisation très poussée, la scène a été tournée en plusieurs plans successifs qui ont été assemblés par ordinateur. Certains ont été filmés dans un décor de studio, d’autres réalisés sur fond vert. Le travail de postproduction sur cette scène mobilise une centaine d'artistes chez Pixomondo pendant presque une année!

Le segment le plus complexe est celui où Hugo glisse sur un étroit toboggan en colimaçon. Impossible de suivre l’acteur avec une caméra. Du coup, l’équipe fabrique un dispositif impressionnant : le toboggan est fabriqué et peint en vert. Un mécanisme le fait tourner sur lui-même à la même vitesse que la glissade de l’acteur, de sorte que celui-ci reste au même endroit dans l’espace, la caméra derrière lui. C’est le toboggan qui glisse sous l’acteur, et non pas le contraire. Le décor sera ajouté par ordinateur.

La même astuce est utilisée pour la scène ultérieure où le vigile est traîné par un train sur le quai de la gare. L’acteur est en fait attaché par une jambe à un décor de wagon fixe, il ne bouge pas et sautille sur place sur sa seconde jambe, pendant que la plateforme du quai , un décor monté sur roues, défile sous lui ! Une illusion d’une simplicité redoutable renforcée par l’incrustation de quelques figurants.

Les références à Georges Méliès et autres classiques

Avec cet effet, Martin Scorsese renoue avec l’esprit des débuts du cinéma, le thème de son film. Non content de reprendre à son compte des techniques de l’époque, il truffe son film de références à de grands classiques comme L’Arrivée d’un Train en Gare de La Ciotat (1895), Le Voyage dans la Lune (1902), Monte Là-dessus (1923), Le Mécano de la Générale (1927), La Bête Humaine (1938)… D’autres sont plus subtils : le panorama parisien derrière la fenêtre de Hugo est la réplique de celui imaginé par René Clair pour Sous les Toits de Paris (1930).

Côté effets spéciaux, il n’hésite pas à employer l’animation image par image, ou bien un effet de « time-lapse », ou encore de bonnes vieilles maquettes comme pour la reconstitution du fameux crash de l’express Granville-Paris de 1895. Des techniques presque aussi vieilles que le cinéma.

Le relief stéréoscopique pose un problème inattendu lorsque l’équipe est appelée à reproduire le grain de pellicule grossier des premiers films. Sur un long-métrage traditionnel, un filtre ajouté en numérique sur l’image aurait suffi, mais sur un film en relief 3D, ça ne fonctionne pas : l’effet donne l’impression qu’un rideau grisâtre a été tendu devant la scène… Seule solution, modéliser chaque volume du décor, animer les personnages en fonction du mouvement des acteurs, puis projeter la texture du grain sur cet environnement tridimensionnel.

Cure de rajeunissement avec Lola VFX

Plus magique encore, la scène où l’on découvre Georges Méliès en pleine jeunesse, avec l’acteur Ben Kingsley, 67 ans, dans la peau du cinéaste. Rob Legato s’est fort logiquement tourné vers Lola VFX, société spécialisée dans les effets visuels à caractère « cosmétique » : rajeunissement (Benjamin Button), amaigrissement (Captain America), travestissement (Salt), etc. Cette fois encore, Lola VFX réalise l’impossible en effectuant le tout premier rajeunissement numérique en relief 3D. La stéréoscopie représentait un défi considérable pour l’équipe qui avait toujours travaillé en 2D.
L’effet est réalisé à partir d’un modèle 3D très détaillé de la tête de Ben Kingsley. Les images filmées de l’acteur sont retouchées par ordinateur, les rides effacées, la peau redressée, le cou raffermi, les paupières corrigées, puis l’image obtenue est projetée sur la tête 3D de l’acteur afin d’obtenir l’effet stéréoscopique. Pour ce faire, les graphistes utilisent les toutes nouvelles fonctions 3D de Flame, leur logiciel de prédilection.

Ce cure de jouvence numérique est un des nombreux « miracles » de ce petit bijou de film qu’est Hugo Cabret. Les effets visuels servent ici d’écrin somptueux à une histoire enchanteresse. Ils sont la cerise sur le gâteau.

Alain Bielik et Paul Schmitt, décembre 2011
(commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 20 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.