L'Odyssée de Pi

Le défi extraordinaire d’un film dont l’action tourne autour de deux personnages à la dérive dans une chaloupe : un jeune homme et… un tigre ! Le résultat est un conte fantastique et un spectacle majestueux porté par des effets visuels d’exception.

L’Odyssée de Pi, c’est l’histoire étonnante du seul rescapé d’un naufrage en mer. Il se retrouve à la dérive sur une chaloupe avec un orang-outan, une hyène, un zèbre et… un tigre du Bengale. Fruit de l’imagination du romancier Yann Martel, cette aventure hors norme a longtemps inspiré les cinéastes, mais les défis de la réalisation ont à chaque fois fait capoter le projet. Il a fallu la volonté du réalisateur Ang Lee (Le secret de Brokeback Mountain, Tigre et Dragon) pour que le film devienne enfin réalité.

Suite à un test réalisé en 3D stéréoscopie, le projet reçoit le feu vert. Rhythm & Hues prend en charge 446 plans: animation du tigre Charlie Parker et autres animaux, la séquence de la baleine sautant hors de l'eau ,ainsi que la quasi totalité des plans de l'océan après le naufrage et 110 plans du ciel. Au total, 568 persones y travailleront dans 6 studios du groupe, de la Californie à l'Inde en passant par Vancouver, Taiwan et la Malaisie.
Autres séquences clés, le naufrage du cargo et la « tempête de Dieu » sont créés par MPC sous la supervision de Guillaume Rocheron. D’autres prestataires sont affectés aux effets plus traditionnels. Enfin, Lola VFX se concentre sur les effets d’amaigrissement du héros, réutilisant les techniques mises au point pour Captain America.

Chez Rhythm & Hues, le projet est supervisé par Bill Westenhofer, oscarisé pour À la Croisée des Mondes et grand spécialiste des personnages animaliers créés par ordinateur. Cette fois, l’animation 3D n’était qu’un défi parmi d’autres dans ce film qui semblait les cumuler : “L’océan était sans doute ce qui m’inquiétait le plus. Les ¾ du film se passent sur l'eau, et l'océan est visible dans quasiment tous les plans vu que les personnages se trouvent dans une simple chaloupe. On ne pouvait pas avoir l'océan hors champ comme dans Titanic, par exemple. Ça impliquait un énorme travail de simulation, avec des conditions de mer totalement différentes d’une scène à l’autre.”

Les plans sur l’eau
Pour y parvenir, la production a fait construire le plus grand bassin à vagues au monde à Taiwan. Lors du tournage, la chaloupe était toujours placée à l’endroit où les vagues étaient les plus réalistes, même si l’action devenait alors presque inaccessible pour la caméra : “Une fois, pour obtenir le plan que Ang avait en tête, l'équipe a dû monter une grue Chapman à l'extrémité d'une Technocrane, soit une grue sur une autre grue ! Cette contrainte physique nous a empêchés de réaliser des plans du tigre en deux passes. En théorie, on aurait pu filmer l'acteur, puis le vrai tigre, et combiner les deux au compositing, mais cela aurait nécessité un motion control, et aucun système n’avait la portée nécessaire.”

Lorsque les conditions météo étaient mauvaises, l’équipe tournait en intérieur avec une chaloupe montée « au sec » sur une plate-forme mobile pilotée par ordinateur. L’océan était ajouté en postproduction. Dans cette configuration, l'équipe caméra pouvait s'approcher au plus près de l'acteur.

Dans les plans du bassin, la première étape consistait à calculer la fréquence et la hauteur des vagues. “On disposait pour cela de repères tracés sur le bord du bassin. On entrait ces paramètres dans Houdini pour générer une simulation identique à la surface réelle. Puis, on intégrait la simulation dans le plan, au-delà du bassin, et on passait aux simulations secondaires : embruns, vaguelettes, rides dues au vent, etc. Parfois, on était obligé de remplacer entièrement l'eau du bassin. C'était le cas dans les scènes de calme plat, car la surface immobile reflétait la structure et les toiles de diffusion qui surplombaient le bassin. Les ciels ont été créés à partir de photographies au fish-eye que nous avons assemblées sous forme de dômes HDRI de 18 K.”

Rythm & Hues modèle le tigre
Parallèlement à ce travail de reconstitution de la nature, une autre équipe s’attelait à créer le deuxième personnage le plus important du film, le tigre. Pendant le tournage, Ang Lee a filmé quatre vrais tigres, dont trois provenaient de l'élevage du Français Thierry Le Portier (Deux Frères, Gladiator). L’équipe de R&H est partie d’un modèle générique qui a été adapté aux mensurations du tigre « vedette ». Cinq modèles différents ont été créés. Le premier était la version jeune du fauve, lorsqu'il est au zoo. Le second le montrait adulte, en parfaite santé. Le troisième modèle était légèrement aminci ; le quatrième encore plus maigre, avec une fourrure terne. Enfin, la cinquième version était l’étape la plus extrême, avec un corps émacié et une fourrure à l’avenant.

“Deux de ces modèles ont été créés en double exemplaire car les scènes impliquaient une interaction avec l’eau,” précise Westenhofer. “Il y avait une version avec la fourrure humide et l'autre avec la fourrure ruisselante. Suivant les plans, on utilisait l'un ou l'autre modèle. Dans sa version la plus complexe, le tigre avait plus de 10 millions de poils ! Pour la première fois à Rhythm & Hues, nous avons effectué un rendu en sub-surface scattering sur ces poils. Ça nous a permis d'éclairer le tigre plus en profondeur, et d'avoir une fourrure plus douce à l'image. La lumière était calculée en ray-tracing, avec des reflets de l'environnement sur le tigre.”

Rhythm & Hues a utilisé Maya pour la modélisation et le matte painting, Mudbox pour peindre lestextures y compris displacement maps, Naiad pour les simulations d'eau et des logiciels propriétaires pour le rendu, l'animation et le compositing. Le rendu aquatique (ray-tracing) a été fait dans Mantra. Le rendu a été fait à El Segundo (Californie) et dans une ferme de rendu de 5 000 processeurs à Taiwan.

Deux scènes font aussi intervenir des animaux par milliers, l’une avec des poissons volants, l’autre avec des suricates sur une île. Deux animations de foule à très grande échelle réalisées dans Massive – avec beaucoup de difficultés : “Nous avons dû animer les poissons volants à 120 images par seconde, c’était le seul moyen de contrôler les interactions avec la chaloupe, car ils traversaient parfois le cadre en deux images !”

Un félin authentique
Côté animation, l’équipe doit « désapprendre » une bonne partie des réflexes acquis au fil de ses projets « animaliers ». Dans ces films, les animaux étaient traités comme de vrais personnages, avec des réactions et des mimiques humaines. Dans L’Odyssée de Pi, au contraire, la consigne était de ne pas « anthropomorphiser » le tigre. Ang Lee insistait toujours sur la véracité des attitudes : chaque action devait être basée sur un mouvement constaté dans une vidéo de référence.

Seule exception à cette règle, la scène de la baleine, la plus magique de tout le film. “Dans la réalité, il est impossible pour une baleine de sauter aussi haut ; dans le film, elle émerge presque entièrement de l’eau. C’est une liberté qu’on a prise pour rendre la scène plus magique, plus irréelle. La lumière était splendide, tout était éclairé par ce plancton bioluminescent. On s’est fait plaisir…”

ALAIN BIELIK, Décembre 2012
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 21 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.