Peter Jackson adapte à l'écran le best-seller la Nostalgie de l'Ange

Revenu de ses superproductions Le Seigneur des Anneaux et King Kong, Peter Jackson adapte un best-seller intimiste et projette le spectateur dans un au-delà fantastique et magique qui a nécessité deux ans et demi de travail à Weta Digital. Au final plus de 600 plans à effets visuels… dont les deux tiers passent inaperçus à l’écran.


Depuis dix ans, on connaît Peter Jackson comme le cinéaste des projets démesurés. La trilogie du Seigneur des Anneaux, puis son remake de King Kong, l’ont imposé comme un maître du grand spectacle « intelligent » – par opposition au grand spectacle « décervelé » façon Michael Bay. Son prochain film, Les Aventures de Tintin (co-réalisé avec Steven Spielberg), devrait encore conforter cette réputation flatteuse. Mais c’est vite oublier que le réalisateur a été révélé au grand public par un long-métrage intimiste mâtiné de fantastique, Créatures Célestes (1994). Son meilleur film à ce jour. Lovely Bones marque son retour à cette veine avec une histoire à la fois effrayante et touchante.
Adapté du best-seller La Nostalgie de l’Ange, le film raconte l’assassinat d’une adolescente de 14 ans, Susie Salmon, puis son « séjour » dans les limbes, entre monde réel et paradis. Depuis son poste d’observation céleste, elle contemple la détresse psychologique de sa famille, l’obsession morbide de son père à retrouver son corps, les efforts des policiers pour identifier le meurtrier, mais aussi les actes criminels de ce dernier, car Susie n’est qu’une victime parmi d’autres. Pour gagner le Paradis, Susie comprend qu’elle doit affronter son tueur, entrer dans sa tête…
Le film est raconté de deux points de vue différents, celui de Susie dans ce que le réalisateur surnomme « L’entre-deux-mondes », et celui des vivants, le nôtre. Ces deux points de vue ont nécessité pas moins de 660 plans à effets visuels pour concrétiser la vision de Peter Jackson. Ce dernier n’a pas eu besoin de chercher bien loin pour choisir le prestataire qui allait les réaliser… puisqu’il dispose de son propre studio d’effets visuels, Weta Digital. Seuls trois autres cinéastes peuvent en dire autant : George Lucas avec Industrial Light and Magic, Terry Gilliam avec Peerless Camera, et Michael Bay avec Digital Domain (société fondée en 1994 par James Cameron, rappelons-le).
Grâce à la trilogie du Seigneur des Anneaux, Jackson a pu financer l’expansion fulgurante de Weta. Lorsque la trilogie a démarré, la société ne comportait qu’une poignée de spécialistes 2D et 3D, tous néo-zélandais, comme le cinéaste. Aujourd’hui, Weta compte plus de 570 salariés permanents et peut monter jusqu’à 1000 employés lorsqu’un projet l’exige, ce qui a été le cas sur Avatar. 60% d’entre eux sont des graphistes issus de l’étranger. La petite « boutique » d’effets visuels est devenue en une décennie l’un des plus gros fournisseurs mondiaux d’effets visuels. Avec quatre Oscars sous le coude (sans compter un cinquième qui ne devrait pas lui échapper pour Avatar), Weta est aujourd’hui un vrai titan de la profession. Une évolution confirmée par l’entrée dans le capital de Joe Letteri, superviseur senior des effets visuels. Déjà couronné par trois Oscars, cheville ouvrière de l’expansion artistique et technologique de Weta, cet ancien d’ILM est devenu en janvier 2008 l’un des associés de Peter Jackson dans la société.
Pour assurer le suivi de projets de plus en plus énormes (trois ans de travail sur Avatar, deux ans et demi sur Lovely Bones, sans compter Le Jour où la Terre s’arrêta, District 9, et d’autres…), Weta a récemment revu de fond en comble son architecture. 12 kilomètres de fibre optique relient maintenant ses différents centres de production dans Wellington en Nouvelle Zélande. La société dispose d’une gigantesque « render farm » constituée de 20.000 clusters de rendu, mais aussi de 1300 serveurs lames, et de quelque 2500 stations de travail. De quoi affronter un film aussi ambitieux que Lovely Bones.

L’entre-deux-mondes

Peter Jackson confie la supervision des VFX de Lovely Bones à deux de ses collaborateurs clés, Joe Letteri et Christian Rivers. Ce dernier travaille avec Jackson depuis Braindead, en 1992 ! Il a été notamment directeur artistique des effets visuels sur Le Seigneur des Anneaux et King Kong. Les deux hommes se mobilisent sur la visualisation de « L’entre-deux-mondes », une sacrée gageure tant les visions de l’au-delà varient de film à l’autre – sans jamais convaincre.
À la différence de films comme Le Ciel peut Attendre ou Au-delà de nos Rêves, l’action de Lovely Bones ne se déroule pas au Paradis véritablement, mais dans un espace intermédiaire, un endroit où le défunt doit accomplir certaines choses pour se couper définitivement de ses liens terrestres. Peter Jackson l’imagine comme un espace totalement lié à la psychologie de l’héroïne : “« L’entre-deux-mondes » de Susie est façonné par ses émotions. Il se transforme selon son humeur et reflète sa joie ou sa tristesse, et le monde qu’elle a connu quand elle était vivante. Il y a dans ce monde des endroits idylliques et d’autres très sombres. « Nous avons essayé de créer un univers onirique, indéfinissable et éphémère, précise Peter Jackson. C’est un au-delà qui reflète l’être qui l’habite, il n’y a aucun élément visuel lié à une religion ou une autre. Je voulais que ce soit un monde mystérieux et intangible. Ce n’est pas le Paradis au sens propre du terme, mais plutôt un sanctuaire où Susie fait une sorte de retraite spirituelle et émotionnelle avant d’être prête à aller plus loin. »
L’idée maîtresse de Jackson pour « L’entre-deux-mondes » est de baser les visuels sur des éléments extraits de la vie de Susie sur Terre, chacun devenant un symbole. Ainsi, la maison de l’assassin devient un phare lugubre qui va l’attirer et la terrifier à la fois, symbolisant la peur et la mort. Le kiosque où elle avait rendez-vous avec son premier amoureux devient le symbole rassurant de l’amour. Les maquettes de bateaux que son père construisait dans des bouteilles deviennent ici de véritables navires sur un océan improbable. Enfin, le globe à neige dans lequel se trouvaient des montagnes miniatures est transposé sous la forme de « vraies » montagnes.
L’équipe de Weta Digital doit transposer ces éléments sous une forme décalée dans « L’entre-deux-mondes », mais aussi visualiser celui-ci dans son ensemble. Une tâche confiée au directeur artistique des effets visuels Michael Pangrazio. Ancien d’ILM, celui a été dans les années 1980 l’un des meilleurs matte-painters au monde, avant de se tourner vers une carrière d’artiste peintre. Revenu aux effets visuels, il a pu mettre son talent graphique au service de « L’entre-deux-mondes » : “Comme l’au-delà est une notion très ouverte, nous avons décidé de créer un monde inhabituel et surréaliste, et de repousser les limites visuelles. Il fallait penser en dehors de tout raisonnement logique et assembler entre elles des choses que personne n’aurait jamais eu l’idée d’associer.”

Un univers surréaliste
Pangrazio a carte blanche, sauf sur un point : cet univers ne doit comporter aucune architecture, excepté le kiosque, la maison-phare et le navire. Jackson sait trop bien qu’il est impossible d’imaginer des constructions célestes qui correspondent à ce que les spectateurs imaginent. D’autant que chacun d’entre nous a forcément sa propre vision de ce que pourrait être « L’entre-deux-mondes ». Pangrazio doit visualiser un monde fantastique basé uniquement sur des paysages naturels, mais complètement décalés par rapport à la réalité, car réinterprétés par l’imaginaire d’une jeune fille de 14 ans.
Des centaines de dessins seront nécessaires pour visualiser un univers surréaliste qui soit cohérent sur le plan psychologique et graphique, tout en ne respectant aucune loi physique de notre monde. Ainsi, cette plage impossible où le ciel se partage entre le jour et la nuit.

Un concept facile à dessiner – une moitié éclairée, l’autre obscure – mais incroyablement complexe à mettre en œuvre de façon crédible dans une scène filmée. Comment traiter la ligne de démarcation entre le jour et la nuit ? Et quel type d’ombre donner aux personnages, puisqu’ils sont éclairés à la fois par le soleil et la pleine lune ? Le concept est tellement irréel que l’équipe de Weta Digital aura le plus grand mal à le visualiser en trois dimensions. Lovely Bones exige en effet que les graphistes oublient quantité de réflexes pour créer des images qui n’ont pas de réalité physique. Pas facile lorsqu’on a passé toute sa carrière à s’assurer que telle ombre ou tel reflet était parfaitement conforme à la réalité. On comprend mieux pourquoi il faudra quasiment autant de temps à Weta Digital pour Lovely Bones que pour Avatar
Les paysages sont créés sous la forme de matte-paintings numériques à très haute résolution, puis surmontés de ciels fantasmagoriques réalisés à partir de véritables prises de vues largement retouchées. Faisant fi de la réalité, le ciel pourra présenter les tons orange d’un coucher de soleil, tandis que la scène sera éclairée comme si l’astre se trouvait à la verticale. Toujours ce décalage subtil avec la réalité… Lorsque la caméra est en mouvement, ce qui est souvent le cas, les paysages sont traités en projection 2D ½ : la topographie du site est sommairement reproduite en 3D, puis le matte-painting projeté sur cette géométrie. Ainsi, la caméra virtuelle peut capter un changement réaliste de perspective sur le paysage au fil de son mouvement.

Une explosion de couleurs

La charte couleurs joue sur le contraste avec le monde réel. Celui-ci est traité dans des teintes sourdes, tandis que « L’entre-deux-mondes » explose de couleurs. Pangrazio propose plusieurs chartes couleurs, puis revoit complètement sa copie lorsqu’il découvre l’actrice et son costume. Fait de bleu et de jaune, celui-ci ne change pas pendant tout le film Lovely Bones. Le graphiste repense la tonalité chromatique de tous les paysages afin de s’accorder à ces deux couleurs de base.
Cette approche est particulièrement visible dans la scène du champ de blé. Susie se retrouve dans un champ évoquant le champ de mais où elle a rencontré son assassin, sauf qu’à l’époque, ce dernier avait été moissonné. Weta a complètement saturé la couleur du blé jusqu’à le faire ressembler au jaune éclatant de Vincent Van Gogh dans certains tableaux. L’influence picturale est ici évidente et rappelle nettement une scène similaire de Au-delà de nos Rêves, en particulier lorsque les feuilles de l’arbre s’envolent par magie comme autant d’oiseaux. La scène se poursuit avec un effet typiquement inspiré de l’imagerie des rêves : Susie aperçoit au milieu du champ le kiosque de ses premières amours. Elle se précipite vers lui mais, plus elle avance, plus elle est freinée par les blés qui se transforment bientôt en une masse mouvante, puis en un océan… Jackson voulait ici illustrer ce rêve classique où nos pieds englués nous empêchent d’atteindre un objectif salvateur.
La scène sera l’une des plus complexes à réaliser pour Weta. L’actrice est d’abord filmée sur fond vert en train de marcher avec de plus en plus de difficultés dans un bassin rempli d’eau. Ensuite, les graphistes remplacent l’élément liquide par un champ de blé virtuel. Celui-ci commence à s’animer comme si des vagues parcouraient sa surface. Réalisées en key frame, les premières animations cèdent ensuite la place à une pure simulation de fluides… dont la surface reste constituée de milliers d’épis de blé. Un effet surréaliste qui nécessitera des mois de retouches et de modifications avant que le résultat ne soit convaincant.
Tout aussi « casse-gueule », la scène où Susie découvre une bouteille géante dans laquelle elle reconnaît la maquette de bateau que son père fabriquait. Weta doit ici trouver le juste milieu entre l’échelle d’un objet immense, et les dimensions minuscules de l’original. Impossible de texturer le navire comme la maquette dans la bouteille : le résultat serait trop artificiel et ressemblerait à un effet spécial raté… Les modeleurs créent donc un navire virtuel calqué sur l’architecture de la maquette, mais dont les textures correspondent à celles d’un vaisseau grandeur nature « simplifié ». Par contre, les voiles sont de toute évidence faites de papier, ce qui souligne la nature imaginaire de l’engin. Pour la bouteille, même problème. Weta intègre dans le verre des milliers de bulles qui rappellent la texture des bouteilles soufflées à la main.
L’effet se complique encore lorsque le père de Susie, dans un moment de désespoir, détruit la précieuse maquette. Sa fille assiste à la scène dans « L’entre-deux-mondes » où elle voit le navire et la bouteille géante se fracasser sur le rivage rocheux. Weta pense d’abord utiliser une simulation de corps rigides pour détruire de façon réaliste le récipient, mais le résultat est – justement – trop réaliste, et dépourvu de la magie que recherche Peter Jackson. L’éclatement du verre est finalement animé à la main, débris par débris, tandis que les gerbes d’eau sont, elles, créées par simulation de fluides – difficile d’animer ça goutte par goutte…

Les effets invisibles
Tout spectaculaires qu’ils soient, ces effets de « L’entre-deux-mondes » ne représentent que la partie émergée de l’iceberg effets visuels de Lovely Bones. Les deux tiers des trucages passent en effet inaperçus à l’écran. À commencer par la doline qui borde la propriété de la famille Salmon. Cette dépression remplie d’eau ne cesse de grandir au fil de l’histoire, et Peter Jackson a décidé qu’il était plus simple de la réaliser en 3D. Les plans ont été filmés avec une bâche bleue étendue sur le sol, puis Weta a remplacé cette surface par une simulation 3D.
L’équipe de Joe Letteri et Christian Rivers a également traité nombre de plans extérieurs, agrandissant les champs réels qui avaient été filmés, et surtout ajouté le décor extérieur derrière les fenêtres de la maison familiale. Les intérieurs ont en effet été filmés en studio en Nouvelle-Zélande, tandis que les extérieurs ont été créés à partir de photographies de paysages américains.
Au final, Peter Jackson se refusera à montrer le paradis auquel Susie accède à la fin du film. Prudent, il se contente d’illuminer le personnage d’une lumière dorée et forcément divine. « L’entre-deux-mondes » était le monde intérieur de Susie, ce que les spectateurs pouvaient accepter, mais le paradis, lui, est le même pour tous. Et là, chacun projette ses propres croyances et convictions. Impossible de visualiser un paradis qui satisfasse tout le monde. Jackson a donc préféré utiliser une ellipse, et visualiser l’illumination intérieure du personnage par une illumination extérieure. Poétique, non ?

Alain Bielik  –  Février 2010
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 18 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.