Pourquoi j'ai pas mangé mon père

La performance capture fait ses grands débuts dans le cinéma d’animation français avec ce film réalisé par Jamel Debbouze.

ndlr: Et en bonus, 2 VIDEOS MAKING-OF exclusives du film en bas de cette page!

La performance capture existe depuis une bonne dizaine d’années au grand écran, mais le cinéma d’animation ne l’a que très rarement exploitée. Le procédé consiste à enregistrer simultanément les mouvements des interprètes (animation des corps) et leurs expressions (animation faciale) – par opposition à la motion capture où seule la gestuelle est prise en compte. L’intérêt est évident : obtenir avec de vrais acteurs 80 ou 90% de l’animation d’un personnage sans passer par l’étape laborieuse du key frame. De plus, le réalisateur évolue en terrain connu, les acteurs aussi, tout le monde gagne du temps…

Et pourtant, seule une poignée de films d’animation hollywoodiens ont été réalisés avec cette technique. Les plus connus sont le Tintinde Steven Spielberg, et les trois opus de Robert Zemeckis, dont Beowulf. Étonnamment, c’est dans les films en prises de vues réelles que le procédé a trouvé sa place. Gollum dans Le Hobbit, les Na’vi dans Avatar, César dans La Planète des Singes… autant de personnages qui n’auraient jamais eu la même intensité sans la performance capture.

Malgré ce désamour du milieu de l’animation, c’est ce procédé que la production de Pourquoi j’ai pas mangé mon père a choisi. Une décision qui doit beaucoup à l’arrivée du producteur exécutif Marc Miance sur le projet. Pionnier de la motion capture en France, ce dernier l’avait déjà mise en œuvre sur Renaissance (2006), un film qui combinait graphisme stylisé en noir et blanc, et animation hyperréaliste. “Quand je suis arrivé sur le projet, il s’agissait d’un film classique en animation « key frame », mais j’ai tout de suite remarqué ce que Jamel Debbouze (qui interprète Edouard, le personnage principal) apportait à Pourquoi j’ai pas mangé mon père. Ce personnage, il l’avait réécrit pour l’adapter à sa personnalité, et quand il enregistrait ses répliques, il vivait littéralement son rôle. Avec le key frame, impossible de retrouver ça. Pour moi, la performance capture s’est imposée comme une évidence. Dès lors, le projet est reparti sur de nouvelles bases.”

Modélisation et plateau de tournage à Stains (93)
Le choix de la performance capture a entraîné une nouvelle modélisation des personnages. Cette fois, leur physique a été calqué sur celui des interprètes, en particulier les proportions. Cette similitude devait permettre une transposition optimale des mouvements des acteurs sur le modèle 3D.

Pour la performance capture, la production s’est installée sur un plateau de 1000 mètres carrés à Stains, près de Paris. L’équipe a aménagé un espace de capture de 150 m2 pouvant accueillir simultanément quinze comédiens. Le dispositif comprenait 70 caméras Vicon 4K tournant à cent images par seconde – ce qui générait un flux de données colossal. Les acteurs portaient un costume recouvert d’une quarantaine de marqueurs passifs qui permettaient au logiciel de les repérer dans l’espace.

Deux pipelines logiciel
ont été utilisés en parallèle : Blade Vicon pour la capture des corps, et Cubic Motion pour les visages. “Les données de capture faciale ont ensuite été traitées par Cubic Motion,” précise Marc Miance. “Le traitement a été relativement minime dans la mesure où, avec notre système, la direction du regard est quasi finale, ce que ne procurent pas les autres outils. Ça nous a permis d’optimiser largement cette étape de la production. Pour la capture faciale, nous avons privilégié le développement d’un « headcam » propre au film. C’est la société Alkymia qui l’a créé. Chaque appareil comprend une caméra Horus basse résolution qui tourne à 100 images par seconde. Les acteurs n’avaient aucune marque de tracking sur le visage. Tout a été fait à partir d’un échantillonnage de 200.000 pixels par image. Dans cette approche, chaque pixel devient un marqueur.”

Dans Pourquoi j’ai pas mangé mon père, où Jamel Debbouze revisite de façon fantaisiste la préhistoire de l’humanité, la majeure partie de l’action se déroule dans un arbre géant. Le décor a été modélisé sur ordinateur en amont de la production, puis de nombreux éléments ont été construits sur le plateau à Stains. Il s’agissait de simples structures métalliques dont le maillage large permettait aux caméras de performance capture de filmer au travers. Le volume et le placement de chaque branche et de la moindre racine étaient basés sur le modèle 3D. Les comédiens pouvaient ainsi enjamber des racines ou se tenir à une branche, et celles-ci correspondaient exactement à une racine ou à une branche dans le décor 3D.

Un processus innovant: post-visualisation, lighting

À la suite du tournage, Marc Miance a mis en place une étape inhabituelle, mais qu’il estime indispensable à un projet de ce genre : la post-visualisation. “D’abord, l’équipe de montage a sélectionné avec Jamel la meilleure prise pour chaque plan. Ensuite, nous avons importé cette prise dans Motion Builder avec tous les éléments – jeu physique des acteurs, décor, effets basse résolution. Puis, nous avons projeté sur chaque personnage 3D le vrai visage de son interprète capturé en vidéo par la headcam. Autrement dit, les corps étaient animés en 3D, tandis que le visage était celui du vrai acteur avec toutes les expressions et les dialogues. Cette technique de projection permettait d’avoir un bon feeling de la scène sans attendre l’animation des visages. Comme Jamel pouvait voir l’interprétation des acteurs (dont lui-même), il était en mesure de décider quel cadrage était le plus approprié.

En même temps, l’équipe procédait aux finitions sur l’animation. Environ 95% de l’animation des personnages proviennent de la performance capture. Les 5% restants concernaient les éléments que nous ne pouvions pas capturer en direct, comme les doigts par exemple. Par contre, les animaux ont, eux, été créés de façon traditionnelle en key frame.”

Marc Miance et son équipe ont ensuite instauré un processus particulier de préparation des images pour le lighting. Au sein de chaque scène, les plans ont été regroupés par axe de la caméra. Chaque fois que la caméra pointait dans une direction donnée, le plan était classé dans un dossier précis. “Nous choisissions le plan le plus significatif de chaque groupe – il devenait dès lors le « master shot ». L’équipe passait alors plusieurs jours à définir l’ambiance, la lumière, et tous les détails visuels. Une fois que ce plan était validé par la production, il servait de modèle à tous les autres dans lesquels le cadrage était similaire. Autrement dit, l’équipe du lighting et du rendu se basait là-dessus pour créer la lumière dans tous les autres plans partageant le même axe caméra. Cela a permis d’éviter tout malentendu, avec un gros gain de temps à l’arrivée.”

Postproduction chez Prana à Bombay
Pourquoi j’ai pas mangé mon père a été entièrement préparé et « tourné » en France, mais pour la postproduction, ce sont les studios Prana en Inde qui ont pris la relève. Depuis quelques années, Prana s’est imposé comme un sous-traitant de pointe pour l’animation et la postproduction de gros films hollywoodiens comme l’oscarisé L’Odyssée de Pi. Le grand public l’ignore, mais c’est à Bombay que sont réalisées les sagas Planes ou La Fée Clochette des studios Disney.

Sur Pourquoi j’ai pas mangé mon père, Prana a traité le surfacing des assets, le lighting, le rendu et le compositing. Leur pipeline logiciel repose sur Maya, RenderMan et Nuke, avec des effets visuels réalisés dans Maya ou dans FumeFX (la tornade).

Pas question toutefois de laisser Prana œuvrer seul sur le film. Marc Miance a supervisé personnellement toute la postproduction. Un choix qui l’a conduit à vivre en Inde pendant un an avec sa famille. “À cet égard, et sans compter par ailleurs les choix techniques, ce film a vraiment été une grande aventure. Pourquoi j’ai pas mangé mon père est le premier long-métrage français entièrement réalisé en performance capture ! Et nous n’avons jamais regretté notre décision. Il suffisait de voir à quel point cette technologie convenait au style de jeu des acteurs. Jamel est un improvisateur né, et la performance capture lui a permis d’être vraiment lui-même à l’écran.”

ALAIN BIELIK, avril 2015
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 23 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.