Rogue One : on ressuscite Grand Moff Tarkin

Avec la recréation en full 3D d’un acteur décédé, ILM franchit un cap décisif dans l’histoire des effets spéciaux. Et c’est un peu plus subtil que juste modéliser l’acteur…

Le secret a été bien gardé, et la surprise a été totale. Les spectateurs de Stars Wars Rogue One ont eu le plaisir de retrouver le Grand Moff Tarkin, gouverneur de l’Etoile de la Mort et personnage clé du film original de 1977. Mais Peter Cushing, son interprète, n’est-il pas mort en 1994 ? Cette « résurrection » numérique est l’œuvre des petits génies d’Industrial Light and Magic qui ont écrit ici une nouvelle page de l’histoire des effets spéciaux. Pour la première fois, un acteur décédé a été recréé dans le cadre d’un film : il participe normalement à l’action, en pleine lumière, en gros plan, avec des dialogues, etc. Une grande première qui ouvre la porte à des perspectives vertigineuses.

Pour réussir cet exploit, ILM a dû travailler sur l’effet pendant un an et demi. La difficulté était extrême, car on voit des visages toute notre vie, tout le temps, tous les jours. Notre esprit est donc entraîné à identifier en permanence les micromouvements qui animent un visage, en particulier les yeux. À la plus petite imperfection, nous savons intuitivement que quelque chose ne va pas. Le problème se pose beaucoup moins pour les personnages fantastiques ou les créatures extraterrestres. Faute de référence, nous ne pouvons pas les comparer à quoi que ce soit. Avec un visage, la comparaison est immédiate. Autant dire qu’ILM se lançait-là dans une entreprise à très hauts risques.

Modélisation et animation
La première étape a consisté à filmer une doublure, Guy Henry, dont la silhouette et la structure du visage étaient similaires à celles de Cushing. Son visage était parsemé de points de tracking et filmé par deux caméras vidéo montées sur un casque.

En postproduction, sa voix et son corps ont été conservés à l’image, mais sa tête a été remplacée par celle de Peter Cushing en full 3D.

Le visage de Cushing a été modélisé à partir d’un moulage original de la tête de l’acteur datant de 1983. Une vraie trouvaille pour le studio ! Le moulage en plâtre a été scanné afin de fournir la géométrie de base du modèle. À partir de ces volumes authentiques, les modeleurs ont pu retravailler les surfaces pour rajeunir légèrement l’acteur et le ramener à son apparence dans Star Wars Episode IV. Ensuite, en se basant sur des agrandissements extraits des gros plans dans le film, ils ont sculpté la moindre ridule, peaufiné le moindre pore, implanté les poils au millimètre près. En même temps, l’équipe a pu exploiter des scans à haute résolution de Guy Henry réalisés avec le système LightStage, un dispositif innovant récompensé par un Oscar technique en 2010. Ces scans ont fourni les textures de peau de Tarkin.

Le processus d’animation a été scindé en deux étapes : d’abord, la performance capture faciale a été appliquée sur le modèle 3D de Guy Henry lui-même. L’idée était que s’il y avait un problème de transposition de données entre le vrai Henry et son clone numérique, ce problème serait forcément exacerbé une fois transposé sur un visage différent. L’animation du visage 3D de Henry a donc été comparée à celle du vrai Henry. La moindre imperfection a été retouchée jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune différence entre les deux versions projetées côte à côte. Rappelons que le système de reconnaissance d’animation faciale d’ILM a été consacré par un prestigieux Oscar technique cette année.

Une fois l’animation faciale de Henry validée, elle était transposée sur le modèle 3D de Peter Cushing. Là, les animateurs retouchaient point par point chaque micromouvement en se basant sur les vidéos de Cushing dans Star Wars Episode IV. La manière dont l’acteur bougeait les lèvres dans les dialogues a particulièrement été observée, de même que la façon inimitable dont il levait un sourcil menaçant. Comme les lèvres et les sourcils de Henry n’étaient pas exactement identiques, et comme aussi l’acteur était nettement plus jeune que Cushing à l’époque, le visage bougeait de manière légèrement différente. Ce sont-là des points qu’il a fallu ajuster au coup par coup, pendant des mois de laborieuse « micro-animation ».

Peu à peu, l’animation de Tarkin s’est rapprochée du modèle réel au point de devenir indiscernable. Le clone de la tête de Cushing a alors été intégré sur le corps de Guy Henry, au milieu des autres acteurs.

Un travail pointu sur la lumière
La dernière étape a consisté à régler la lumière sur le personnage numérique. Un travail très délicat étant donné que les plans avaient été filmés avec un autre style d’éclairage que ceux de Star Wars Episode IV. Cette différence entraînait un décalage dans le rendu visuel du personnage : son image dans Rogue One ne « collait » pas avec celle de Star Wars Episode IV où il avait été filmé avec une lumière nettement plus contrastée. Pour que Tarkin fonctionne dans ce nouveau cadre, il a fallu jouer de manière très subtile avec la lumière car il ne fallait pas pour autant qu’il détonne au milieu des autres personnages. Au final, ILM a choisi de privilégier le réalisme du personnage au détriment de la ressemblance.

Le plus important était que Tarkin semble bel et bien vivant. Mission accomplie aux yeux de l’immense majorité du public : ceux qui ignoraient que Cushing était décédé ont totalement accepté la réalité du personnage. Autant dire qu’ILM a réussi son pari au-delà de toute espérance. Le même processus laborieux a été appliqué pour la princesse Leia, laquelle n’apparaît que dans deux plans.

Lorsque Star Wars Rogue One est entré en production, tout le monde disait que la technologie ne permettait pas encore de créer un vrai personnage humain photoréaliste animé par ordinateur. Le superviseur des effets visuels John Knoll, lui, pensait que le projet était faisable, à condition d’investir le temps et l’argent nécessaire. Et quoi de plus motivant qu’un Star Wars pour tenter le coup ? Après tout, le premier film de la saga avait, lui aussi, révolutionné les effets spéciaux. Knoll a donc convaincu Lucasfilm et Disney de financer le projet alors même que son issue était bien incertaine. À l’arrivée, il faudra 18 mois à une équipe dédiée pour réaliser ces quelques plans qui marquent aujourd’hui une date dans l’histoire du cinéma.

Lorsqu’on met en doute le caractère éthique de l’opération, Knoll réplique qu’il s’agit tout simplement de la meilleure technique disponible appliquée à un problème particulier. Depuis toujours, le cinéma récrée des personnalités ayant existé ; en général, on fait appel à un interprète qui porte un maquillage le faisant ressembler à son modèle. Pour Knoll, c’est le même principe qui a été appliqué à Peter Cushing, ni plus, ni moins : l’équipe a simplement utilisé la technologie qui produisait le meilleur résultat, et en 2017, c’est le clonage numérique.

Le décès fin décembre 2016 de Carrie Fisher, l’interprète de la princesse Leia, était une occasion de réutiliser cette technique sur ce personnage pour les futurs Star Wars VIII et IX, mais Lucasfilm a annoncé en janvier 2017 ne pas vouloir rééditer l’exploit. Réticence de la fille de Carrie Fisher si tôt après le décès, crainte de la réaction des fans ? Il faudra se contenter des séquences déjà filmées pour Star Wars VIII.

Et du coup la question reste entière : que va faire Hollywood de cette percée majeure ?

Alain BIELIK, février 2017
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 25 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.