The Spirit

The Spirit, prototype de la BD moderne, est enfin adapté au cinéma. Un film aux images éblouissantes qui a nécessité la création de plus de 1900 plans à effets visuels ! À la barre, un géant de la BD contemporaine, le visionnaire Frank Miller…

 Il fait partie des personnages les moins connus du monde des superhéros. Avec The Spirit, on est loin des niveaux de notoriété d’un Superman, d’un Batman ou d’un Spider-Man, surtout en France. Pourtant, ce héros a révolutionné la bande dessinée. En 1940, son apparition dans l’édition du dimanche d’un quotidien américain causa une belle sensation dans le monde jusque-là très formaté de la BD américaine. Avec The Spirit, finis les alignements de cases bien sages : le dessin explosait dans des cadres libres et innovants. L’auteur, Will Eisner, n’avait que 23 ans. Son influence graphique se fera ressentir pendant des décennies.
Le héros, lui-même, sort complètement du moule des personnages de l’époque. Alors que ses confrères imaginent des justiciers revêtus d’un costume bien seyant, Eisner choisit un simple costume cravate pour son héros. Ce héros, c’est Denny Colt, un policier dont l’histoire commence mal puisqu’il est abattu par des malfrats. Mais un miracle inexplicable se produit et il survit à cette exécution. Il se retrouve avec un corps capable de se régénérer, ce qui lui permet de prendre des risques inconsidérés. Dissimulé sous un masque, il adopte le surnom de The Spirit et entreprend de nettoyer la ville de la pègre qui la ronge…
Cette œuvre légendaire est aujourd’hui devenue un film, et pour réaliser cette adaptation, les producteurs ont eu l’idée de la confier à un autre géant de la BD, Frank Miller. Célèbre pour Batman : The Dark Knight returns, Sin City, et 300, celui-ci avait eu Will Eisner comme mentor. On ne pouvait rêver de meilleur candidat pour porter cette œuvre à l’écran. De fait, la version cinéma de The Spirit a ceci d’exceptionnel qu’elle associe l’inventeur de la BD moderne et le chef de file de la BD contemporaine…
Si les critiques n’ont pas été emballés par les qualités dramatiques du film, sorti en France le 31 décembre 2008, tous ont loué son extraordinaire richesse visuelle. En guise de décor, bon nombre de scènes se déroulent sur des fonds entièrement blancs ou noirs, une façon de styliser l’image afin de focaliser le regard du spectateur sur un point précis de l’image.
Cette approche minimaliste est caractéristique du style de Frank Miller. Le superviseur général des effets visuels, Stu Maschwitz (Sin City), explique la façon de procéder du cinéaste : “Frank m’a raconté qu’il n’écrit des histoires que pour avoir quelque chose à dessiner. Ensuite, il ne veut dessiner que les choses les plus excitantes. Cela ne l’intéresse pas de passer des heures à peaufiner les détails d’un paysage ou d’un décor. Ce qu’il veut, c’est se concentrer sur les aspects les plus « cool » de chaque dessin. Le secret de son style, c’est donc de réduire chaque image à l’essentiel en se posant la question : de quoi ai-je réellement besoin dans ce dessin pour raconter mon histoire ? Le reste, il l’évoque simplement par quelques formes simples. C’est aussi de cette façon que nous avons procédé pour chaque plan du film.”

Film Noir en couleurs
L’origine du style de Frank Miller, c’est en grande partie le Film Noir, ce genre très populaire dans les années 40 et 50 et qui se caractérisait par un noir et blanc très contrasté, avec de grandes portions d’image qui restaient dans l’ombre. Miller cinéaste revendique cette filiation dans la version cinéma de The Spirit. Il n’a pas peur de laisser la moitié du visage d’un acteur dans l’ombre, voire de n’éclairer qu’un œil. Il joue sur la lumière pour mettre en valeur le jeu de l’acteur, tout en épurant au maximum le reste de l’image.
Les consignes sont strictes : il faut vider le cadre de tout élément qui n’est pas nécessaire à la compréhension de l’histoire… quitte à faire disparaître le décor entier dans certains plans ! Parfois, cela va jusqu’à des choix surprenants, comme dans cette scène de combat sous la neige où les deux personnages deviennent quasiment des silhouettes noires évoluant devant un fond entièrement blanc. “Ça peut sembler bizarre de mettre un fond blanc dans une scène de nuit, mais comme l’action se déroule dans une tempête de neige, Frank a décidé que les flocons de neige réfléchiraient la lumière des réverbères jusqu’à former ce rideau blanc. Le résultat, c’est qu’on se retrouve avec des silhouettes, des visages, des yeux, et que le reste est simplifié à l’extrême. Lorsqu’on arrive à ce degré de stylisation, c’est votre imagination qui prend le relais : votre cerveau remplit automatiquement les espaces qui sont restés vides dans l’image. Et ça marche ! C’est là le « secret » du style de Frank Miller…”
Cette simplification extrême de l’image s’avère au début très déstabilisante pour les équipes des effets visuels. Elle va en effet à l’encontre de la philosophie habituelle de la profession. “Normalement, lorsqu’on travaille sur un film, on se pose constamment la question de savoir ce qu’il faut ajouter dans l’image pour qu’un effet soit plus réaliste,” explique Maschwitz. “Cette fois, c’était le contraire : on raisonnait en termes de « Qu’est-ce qu’il faut enlever dans l’image pour qu’elle soit meilleure ? ». C’était vraiment nouveau pour nous. Sur le papier, ça paraît simple de réaliser un composite avec deux personnages sur un fond noir. Mais dans la pratique, c’est excessivement difficile de rendre ça intéressant. Il faut travailler les moindres détails de l’image, de la composition, et des couleurs, pour que l’image signifie réellement quelque chose et ne donne pas l’impression d’être réalisée « à l’économie » ! Du coup, ce projet s’est révélé être un énorme défi sur le plan artistique, alors que sur le plan technique, il ne présentait aucune difficulté particulière.”

Réel et virtuel
The Spirit est l’héritier direct de ces films pionniers comme Capitaine Sky et le Monde de Demain, Immortel et Casshern. Des longs métrages entièrement tournés sur fond vert et où les interprètes ont été combinés avec des décors générés par ordinateur. Avec Sin City et 300, le même procédé a permis de réaliser des décors très stylisés, ce qui s’est traduit par des images comme on n’en avait encore jamais vues au cinéma.

Après l’avoir testée en tant que coréalisateur sur Sin City, Frank Miller reprend la même technique filmique pour filmer les plans de The Spirit (et le même studio, The Orphanage, pour superviser les VFX) . “Nous avons tourné avec la caméra numérique Canon Genesis,” raconte Maschwitz. “Elle permet d’utiliser des objectifs traditionnels, et surtout, de régler la profondeur de champ de façon précise. Frank voulait absolument jouer sur la zone de netteté de l’image, comme il le fait dans ses dessins. Avec les nouvelles caméras numériques, ce n’est pas toujours possible. Si nous avons tourné sur fond vert, c’est pour avoir un contrôle total sur les environnements. Quand vous tournez une scène dans un vrai décor, la caméra enregistre toujours trop de détails, le décor est trop présent dans l’image. Pour corriger cela, il faut réduire la profondeur de champ ou bien enfumer le décor, mais c’est difficile à contrôler. Par contre, si l’on crée le décor par ordinateur, on peut non seulement « doser » sa présence dans le plan, mais aussi le manipuler à volonté. Frank pouvait donc obtenir à l’écran exactement ce qu’il a en tête.”
Suivant les plans, Miller demande que le décor soit stylisé, voire complètement éliminé, afin de jouer sur les silhouettes des personnages. Le réalisateur s’amuse aussi à jouer sur la couleur de chaque élément. D’ailleurs, l’étalonnage du film revêt un rôle tellement important qu’il est pris en compte dès l’étape du tournage. “Pendant la préparation, nous avons mis au point une charte couleurs pour chaque scène du film à partir des story-boards,” explique Maschwitz. “Le film a donc été, en quelque sorte, pré-étalonné à l’aide de look-up tables, des tables de correspondance qui assignent une valeur à chaque point de l’image. Puis, ces look-up tables ont été intégrées dans le système de contrôle vidéo des images de tournage, grâce au procédé Genesis Display Processor de Panavision. Les acteurs étaient filmés en couleurs, de façon normale, mais sur les moniteurs de contrôle, l’image était automatiquement étalonnée comme dans le film terminé. De la sorte, tout le monde pouvait voir en direct ce à quoi allait ressembler l’image finale. Nous avons même intégré une fonction qui filtrait les reflets verts sur les acteurs pour les transformer, suivant les plans, en tons gris, noirs ou blancs. Du coup, l’image était beaucoup plus « propre ».”

L’élément graphique le plus caractéristique du film, c’est la cravate rouge de Spirit… L’accessoire est traité comme la signature visuelle du personnage. Lors des prises de vues, l’acteur Gabriel Macht portait une cravate dont la couleur était conçue pour réagir à la lumière ultraviolette. Avec les filtres adéquats, les graphistes pouvaient donc facilement l’isoler dans l’image et lui appliquer un traitement couleur particulier. Une technique mise au point pour Sin City et qui avait donné des résultats très spectaculaires. La couleur rouge tient d’ailleurs un rôle important dans le film. Comme les teintes sourdes dominent dans la plupart des plans, chaque apparition du rouge revêt un aspect dramatique…

Décors 3D
Les plans ont été filmés dans des décors minimalistes – souvent, il n’y avait que le sol – devant un fond vert à 360°. Le travail des équipes d’effets visuels a donc consisté à créer les décors et environnements dans lesquels les personnages allaient évoluer à l’écran. Un travail colossal puisque le film comporte plus de 1900 plans truqués. C’est l’un des plus gros projets de l’histoire du cinéma en la matière ! Dix sociétés différentes se sont partagé le travail, la principale étant Digital Dimension avec 376 plans. Les prestataires comptaient aussi Fuel VFX, Look ! Effects, Ollin Studio ou encore Rising Sun.
The Orphanage, le studio co-fondé par Stu Maschwitz, réalisera 132 plans, tout en assurant la supervision générale de tout le projet. À partir des story-boards du cinéaste, l’équipe commence par réaliser des animations 2D : certains éléments sont déplacés dans le cadre, des mouvements de caméra sont ajoutés, etc., ce qui donne un story-board en mouvement. Pour les scènes les plus complexes, l’équipe choisit de créer une vraie prévisualisation 3D, mais avec des éléments rendus en aspect 2D. Cela permet de les monter avec le reste des animatics sans qu’ils ne tranchent avec le reste.
Envoyées à tous les prestataires, ces animations fournissent la base du processus de création de chaque plan. The Orphanage se charge en particulier de créer la plupart des grands décors extérieurs. “Nous sommes partis à New York pour prendre des milliers de photographies,” raconte Maschwitz. “Frank Miller ne voulait pas du New York moderne fait d’acier et de verre et de panneaux publicitaires. Ce qu’il voulait, c’était des bâtiments en pierre, des murs en brique, des façades de type art déco, le métro aérien… L’imagerie du New York traditionnel, historique, avec les citernes d’eau sur les toits, les forêts de cheminées. Tout ceci a constitué les fondations de Central City, la ville du film. Le résultat, c’est New York filtré par l’œil de Frank Miller.”
Une fois de retour à San Francisco, l’équipe détermine l’approche à suivre en fonction des plans et selon que la caméra bouge ou non. Parfois, la ville doit être reconstituée en 3D ; d’autres fois, de simples matte paintings 2D suffisent. Le plus souvent, c’est la technique hybride de projection de matte paintings sur des volumes 3D qui est employée. Elle permet d’obtenir un effet de perspective réaliste avec un faible investissement en temps et en moyens. Les panoramas urbains sont ensuite complétés par l’ajout de neige sur le sol et dans les airs. Cette omniprésence de la neige compte pour beaucoup dans l’ambiance très particulière du film.

Garder un look homogène
Pendant que The Orphanage se concentre sur ses plans, dix autres prestataires en font de même dans quatre pays différents. À leur tête, Stu Maschwitz, avec une mission particulière : s’assurer que tout le monde livre des images qui forment un tout homogène. Déjà, sur un film à l’esthétique traditionnelle, il n’est pas aisé d’assurer la cohésion entre des centaines de plans créés par des artistes aux cultures différentes et sur des systèmes différents. Cette fois, il fallait en plus que ces artistes assimilent la vision unique de Frank Miller pour ce film.
Afin d’éviter les malentendus, chaque plan à traiter est accompagné de sa charte graphique et de sa look-up table. Les prestataires savent exactement quel est le résultat à obtenir. “On leur envoyait les plans originaux non retouchés, ils intégraient les effets, procédaient à l’étalonnage selon le modèle fourni, et nous renvoyaient les composites terminés, mais sans l’étalonnage. C’est-à-dire qu’on récupérait le composite final avec l’image « normale » – les fichiers d’étalonnage étaient fournis séparément, ce qui nous permettait de réaliser l’étalonnage définitif avec le réalisateur. Les prestataires devaient étalonner les plans de leur côté pour être sûrs que les composites fonctionnaient.”
Depuis quelques années, le studio met en place un « digital hub » où tous les éléments d’un film sont centralisés pendant le processus de postproduction. “The Spirit nous a donné l’occasion idéale de passer à la vitesse supérieure et de réellement mettre le concept en pratique. Nous avons commencé par mettre sur le serveur un premier montage du film qui ne comprenait que les plans sur fond vert. Puis, chaque fois qu’un prestataire nous envoyait un plan avec un nouvel effet intégré, on l’ajoutait par-dessus le plan correspondant dans le montage. Au fil des mois, les plans étaient donc mis à jour jusqu’au composite final et à l’étalonnage. Cela nous permettait de visionner à chaque instant le film entier, tout en étant capables, au besoin, de revenir sur n’importe quelle couche d’image de n’importe quel plan, voire à l’image originale. Les prestataires avaient en permanence accès à ce montage et pouvaient le consulter pour s’assurer que leurs plans s’intégraient bien dans le montage. En très peu de temps, les plans reçus étaient étalonnés et intégrés dans le montage. On pouvait tout de suite les visionner sur grand écran dans le cadre du film. C’était un atout majeur !”
Selon Maschwitz, cette centralisation à grande échelle de la postproduction s’est traduite par des gains de temps considérables. “Sans cette intégration poussée de tout le processus, je ne pense pas qu’on aurait pu réaliser 1900 plans en l’espace de six mois, et surtout pas dans de telles conditions. Car même pendant les dernières semaines, je n’ai jamais eu besoin de rester à travailler le soir ou le week-end… Sur un film de cette envergure, c’est du jamais vu !”

Alain Bielik – janvier 2009
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 17 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.

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