Gone Girl de David Fincher

Tournage en 6K, postproduction avec la suite Adobe CC : retour sur les coulisses du film.

Jeudi 23 octobre avait lieu sur internet un événement que les geeks du cinéma numérique auraient été mal avisés de rater : une conférence en ligne organisée par Adobe avec l’équipe de post-production de Gone Girl.

Au rendez-vous, on trouva en premier lieu le monteur Kirk Baxter, 2 fois lauréat de l‘Oscar du meilleur montage pour The Social Network et Millenium. Pour l’accompagner, Peter Mavromates, superviseur de post-production, Jeff Brue, l’ingénieur en chef, et enfin le petit génie de l’équipe, l’assistant monteur Tyler Nelson.

D’un point de vue purement technique, la singularité du nouveau film de David Fincher réside dans l’utilisation que son équipe a faite des logiciels de l’Adobe Creative Cloud : le film a été intégralement monté avec Premiere Pro et la majeure partie du travail sur l’image (compositing, conformation) a été faite avec After Effects.  L’idée derrière le workflow tout-Adobe était de rassembler un maximum de tâches de la post-production au sein d’un même endroit, l’équipe de montage se trouvant alors à quelques pièces seulement de l’équipe compositing.

Une fois la première version d’une scène montée et validée par Fincher, Kirk Baxter pouvait tout de suite envoyer les plans montés pour révisions et ajustements (stabilisation, superimposition, matte-paintings etc…). Grâce au dynamic link d’Adobe, le travail des graphistes apparaissait immédiatement dans la timeline de Kirk Baxter qui avait ainsi accès à un « update » immédiat de tous les effets visuels qui progressaient se rajoutaient au film de jour en jour. Plus besoin d’envoyer les plans à des maisons de post-production aux quatre coins de la ville (et parfois du monde), et d’attendre les retours plusieurs semaines après, cette fois tout le travail image (ou presque) s’est effectué au même endroit à quelques mètres de distance, avec un retour presque immédiat.

Le cerveau derrière le flux de travail Adobe : Tyler Nelson

Il faut remonter quelques années en arrière pour comprendre la genèse de cette collaboration entre Adobe et ces poids lourds d’Hollywood. En 2007, pour le montage du film de Fincher L'Etrange Histoire de Benjamin Button, les monteurs Kirk Baxter et Angus Wall embauchent comme assistant Tyler Nelson, un jeune étudiant fraîchement diplômé de l’Université du Colorado et qui vient de s’installer à Los Angeles. Pour les besoins d’un court-métrage (Lychee Thieves de Kathlyn Man), Tyler invente quelques années plus tard une technique de conformation numérique révolutionnaire dans son utilité et sa simplicité.

Rappelons que la conformation est le processus de reconstitution du montage final avec les fichiers haut débit des caméras numériques. Un film ne se monte pas avec ces fichiers natifs lourds à manipuler (avec des débits d’au moins 300mb/s), mais avec des ‘proxies’, qui sont des fichiers de montage encodés à bas débit (les formats ProRes et DnxHD sont les plus souvent utilisés pour ce genre de travail). C’est ce que l’on appelle le montage ‘offline’. Lorsque le film est finalement monté avec ces fichiers bas débit, il faut reconstituer tout le montage avec les fichiers natifs originaux, que l’on va utiliser pour les effets visuels et l’étalonnage : c’est la création du montage ‘online’, et c’est précisément l’objet de la conformation.

Là où la plupart des sociétés de post-production utilisent un enchaînement de logiciels coûteux et compliqués, Tyler Nelson effectue la conformation du court métrage avec After Effects. Le film fut ainsi d’abord monté avec Final Cut pro, puis transféré sur Adobe Premiere CS4 (Premiere et Final cut dispose de passerelles). L’intégration parfaite entre Premiere et After Effects lui permet ainsi conformer et masteriser tout le film grâce à ces deux logiciels. Il présente ensuite ce workflow à ses deux chef-monteurs, Kirk Baxter et Angus Wall, puis à Michael Cioni, le patron de Light Iron (la société qui supervice la post-production image des films de Fincher) qui l’adoptent tout de suite. Ce flux de travail avec ces mêmes logiciels (Final Cut, Premiere, After Effects) sera ainsi utilisé sur The Social Network (2009) et Millenium (2011) et perfectionné sur Gone Girl où le montage est ainsi entièrement fait sur Premiere Pro.

Le 6K pour le 5K, et le 5K pour le 4K
Les prises de vue ont été effectuées avec deux caméras Red Dragon enregistrant une image au format REDRAW à 6K. Elles ont été ensuite converties en ProRes LT 422 2,5K pour le montage offline, Tyler expliquant qu’aussi rapides soient les ordinateurs aujourd’hui, ils ne permettent pas encore de monter des fichiers RED en natif de manière fluide et rapide. La conformation s’est ensuite fait sur After Effects, depuis lequel Tyler exporte des images au format DPX à 6K qu’il envoie aux graphistes et au coloriste. Toutes ces conversions ont été faites en utilisant les nouveaux processeurs GPUs Quadro K5200 de NVIDIA.

L’intérêt d’une résolution aussi haute que le 6K est de pouvoir tourner ‘overscan’, c'est-à-dire de capturer une image plus large que le cadre qui est réellement utilisé dans la version finale du film. Fincher étant un perfectionniste qui aime corriger et ajuster ses films jusqu’au dernier moment, il aime disposer de ces 18% d’information supplémentaire.

 Le capteur de la Red Dragon enregistre donc une image à 6K, mais seulement 5K sont à l’intérieur du  cadre réel de chaque plan, le 1K supplémentaire est utilisé soit pour recadrer certains plans en post-production, soit pour stabiliser les travellings et les panoramiques. Kirk Baxter explique que cela permet un travail également beaucoup plus libre pour le monteur, et cite l’exemple d’un plan de Cate Blanchett qu’il n’avait pas pu utiliser sur Benjamin Button, car le cadre coupait le visage de l’actrice de moitié, même si le jeu des acteurs était parfait. Avec la technique du ‘overscan’, cela ne poserait pas problème, le cadre pouvant être largement modifié grâce au 18% d’information supplémentaire.

L’équipe avait déjà utilisé cette technique sur tous les projets de Fincher tournés en Red (The Social Network, Millénium et la série House of Cards) mais jamais avec autant de résolution. Même si le cadre réel de chaque plan dispose d’une résolution native à 5K, le film a finalement été masterisé en 4K, car il n’existe actuellement pas de normes de projection grand public avec une plus haute résolution.

L’adoption de ces logiciels accessibles à tous par une grande production hollywoodienne est ainsi un grand pas dans la démocratisation du savoir faire technique cinématographique. Ce flux de production peut ainsi être adapté à chaque budget, du court-métrage étudiant au blockbuster. Alors que dans le domaine du montage de films, Avid Media Composer occupe une position quasi-monopolistique, l’équipe de post production de David Fincher a une fois de plus choisi l’audace et inventé un flux de travail parfaitement intégré, entièrement basé sur la suite d’Adobe, faisant ainsi mentir l’appellation de « semi-professionnelle » qui a longtemps collé à la peau de ces logiciels.

Willy Kuhn, octobre 2014