Jacno

Les caractères de Jacno revisités par les post-diplômants de l’Esad Amiens.

Jacno, de son vrai nom Marcel Jachnovitch (1904–89), est un graphiste et typographe français. . Il est avant tout un designer accompli qui s’essaie avec enthousiasme tant à l’art de l’affiche qu’à celui du packaging ou de l’identité visuelle. Sa création la plus connue reste sûrement le casque gaulois redessiné en 1936 pour la marque de cigarettes françaises du même nom : une œuvre « diffusée » chaque année à environ un milliard d’exemplaires jusque dans les années 70. L’armée française se fait alors un devoir d’en fournir une cartouche chaque mois à chaque conscrit !

Les affiches de Jacno marquent aussi leur époque, aussi bien les affiches de cinéma d’avant-guerre que celles pour le théâtre après-guerre. Sa collaboration la plus emblématique débute dans les années 1950 avec le Théâtre National Populaire, alors sous la direction de Jean Vilar. Il signe toute l’identité du TNP ainsi que de nombreuses affiches qui se succèderont pendant près de vingt ans. Le fruit de cette collaboration constitue une part marquante et visible de la production de Marcel Jacno, qui lui vaudra de travailler par la suite pour de nombreuses autres institutions du spectacle vivant telles que La Comédie Française, l’Opéra de Paris ou le Théâtre de l’Est Parisien.

Jacno est aussi typographe accompli dès ses débuts. Très impressionné par les créations typographiques de Cassandre, Jacno se lance à son tour dans le dessin de caractères. Deux de ses créations sont publiées par la prestigieuse fonderie parisienne Deberny & Peignot dès les années 1930 : le Film, en 1934, illustre la filiation de Jacno avec l’univers du cinéma. Il est suivi du Scribe, publié en 1936, un caractère d’inspiration scripte qui s’éloigne des modèles classiques de type anglaise au profit d’une lettre reflétant le style parlé, puis du Jacno en 1951. Dans son travail pour le TNP et autres institutions culturelles, la lettre joue un rôle central dans les identités pensées par Jacno, qui donnent généralement lieu à la création d’un alphabet spécifique.

"Cinq lettres capitales", une revisite de Jacno par l’Esad d’Amiens
Séduits par ce créateur touche-à-tout, six étudiants du Post-diplôme Typographie & Langage de l’École Supérieure d’Art et de Design d’Amiens font dialoguer ses archives de travail et quelques-unes de ses productions imprimées avec cinq créations typographiques nées de leur rencontre avec ses formes. « Cinq lettres capitales », fruit de cette rencontre et de ce travail, est à voir sur place à l’Esad Amiens jusqu’au 4 décembre 2015.

Isaline Rivery, Martin Pasquier, Hugues Gentile, Dorine Sauzet,  Quentin Schmerber et Erwan Beauvir, aidés de la typogrtaphe Alice Savoie, ont ainsi résumé leurs intentions pour cette exposition dont ils ont aussi assumé la scénographie et le commissariat:

« Au moment de la découverte du patrimoine de Marcel Jacno, notre groupe de six jeunes apprentis dessinateurs de lettres fut vite enivré par l’audace et la fraîcheur du travail de ce graphiste. Nous est alors proposé d’inventer de nouveaux abécédaires “à la Jacno”.

Loin de vouloir réduire l’oeuvre typographique de Jacno à des considérations aussi formelles, nous avons vite distingué deux grandes orientations dans sa pratique : la première est une approche primitive de la lettre. Nous imaginons les nombreux caractères aux facettes ciselées découpés sèchement dans du papier. De la nervosité des lettrages réalisés pour la revue Caractère à l’embonpoint des quelques dessins de l’Elzévir musclé, tout nous rappelle à la fois la rugosité des sculptures cubistes et le graphisme populaire si cher aux années 1950 en France et outre-Rhin dont les chefs de file (Roger Excoffon, Imre Reiner…) ont sûrement influencé Jacno.

De ce constat est né le Framboisier, une création qui marie l’influence de l’Elzévir musclé et d’un italique conçu pour les dictionnaires Quillet, inventant des formes au gré des absences laissées par Jacno.

Stabiliser le lettrage du magazine Caractère fut une autre paire de manches. Le Marcel, qui en résulte, joue avec la pente de certaines lettres rondes. Les variantes proposées permettent au typographe d’animer et de rythmer la composition du texte tout en rendant honneur à la têtière d’origine.

Ce travail par la masse trouve son pendant dans une pratique de la ligne et du tracé. C’est l’autre pic de l’iceberg qui a attiré notre attention. Les courbes fluides et élégantes du caractère Ronsard, initialement conçu pour une série d’éditions, tranchent radicalement avec la rudesse des caractères évoqués précédemment. Mais l’envie d’en faire un caractère d’affiche « qui frappe » émerge et l’idée du pochoir, procédé fréquemment utilisé par Jacno, lui est appliquée, entraînant de nombreuses modifications et interprétations au passage. On retrouve cette fluidité du geste dans certains lettrages réalisés par Jacno pour le TEP. L’influence du sign-painting américain dans la construction de ces lettres, réminiscence de son exode yankee, est tellement perceptible qu’il nous semble naturel d'y puiser notre inspiration, pour produire ce qui deviendra l’Alpha Brush.

Mais l’oeil est parfois trompeur : il est aisé de conclure que le lettrage poilu de Sainte-Jeanne des Abattoirs (ndlr: pièce de Bertold Brecht)a lui aussi été exécuté au pinceau. Pourtant, ce serait se priver de découvrir ces minuscules lignes de lettres dessinées au feutre sur du papier japonais. Quelle structure se cache sous ces contours tremblants agrandis à l’extrême ? La réponse se trouve peut-être dans le Sainte-Jeanne.

Il n’est pas aisé de rebondir sur le travail d’un dessinateur pour fournir un design innovant, sans tomber dans la caricature. Jacno lui-même avait d’ailleurs débuté sa pratique en réaction à une création de Cassandre. Tout au long de ce projet nous avons appris à dompter les outils de Jacno, à les plier à notre technologie actuelle, à jouer avec ces formes que nous avions oubliées… Ainsi en concevant ces cinq projets, comme les cinq lettres qui viennent former sa signature, nous espérons dessiner en creux un portrait du travail de Marcel Jacno. À travers cette exposition, nous lui rendons la parole. »

Edité par Paul Schmitt, novembre 2015