et les couvertures de Vía Libre

Cet Argentin a déjà vécu plusieurs vies.
Après avoir débuté comme journaliste et écrit sur les desaparacidos de son pays, Norberto Baruch B. a été publicitaire et s'est occupé des campagnes Coca Cola en Argentine, puis de retour au journalisme, il vise, en tant que graphiste, une communication globale et s'applique à donner du sens aux images numériques et à les humaniser.
Une démarche magnifiquement illustrée par les couvertures du supplément culturel Vía Libre du journal La Nación.


De journaliste à publicitaire

Norberto Baruch B. : "J'ai étudié le journalisme à l'Institut d'études sociales, qui dépendait du Cercle Catholique des Ouvriers.
A peine diplômé, j'ai réussi à entrer dans la meilleure publication mensuelle d'Argentine. La revue "El Porteño"(1983) se caractérisait par son indépendance, son caractère d'avant-garde, et ses positions politiques progressistes et libertaires. J'ai donc commencé à écrire sur les "desaparecidos" (NDLR : les opposants politiques éliminés par la dictature avant l'élection de Raul Alfonsin) et sur les bébés volés, au moment où la dictarure finissait.
Déjà à cette époque, j'ai commencé à m'intéresser à une communication plus "intégrale", dans laquelle non seulement le message devait passer par le contenu mais aussi par la forme et la direction artistique.
Ensuite, j'ai collaboré à une autre revue politique "Humor"(1985), et mes enquêtes de journaliste furent publiées dans un livre qui s'appelait "Le visage civil des coups d'Etat" ("La cara civil de los golpes de estado").

Ensuite, j'ai travaillé comme éditeur, sur la forme et sur le contenu du supplément de design du quotidien "Página/12"(1992).
Cette responsabilité d'éditeur d'un supplément hebdomadaire transforma énormément ma manière de voir le métier de journaliste.
Peut-être que mon autre moi, mon moi artistique, revenait après avoir sommeillé pendant des années et quand je parle de sommeil, je veux dire une grande sieste d'hibernation qui commença, à 12 ans, après quelques copies de Gauguin.
Puis le journaliste se reposa pour céder la place à un nouveau métier, celui de publicitaire, pour l'agence McCann-Erickson (1995). Là, je réussis à changer, au prix d'un gros travail, l'esthétique de Coca-Cola, qui jusqu'à cette époque avait une communication qui était la simple reproduction des campagnes créées aux Etats-Unis. Cette nouvelle esthétique créée en Argentine fut rapidement reconnue à l'extérieur, à tel point qu'une de mes annonces fut utilisée comme base pour le lancement mondial de la bouteille d'un litre."


D'artiste à graphiste

" Mais le journaliste ne se résignait pas à cesser d'exister et après quelques années dans la publicité, je retournai travailler au quotidien "Página/12"(1998). A travers cette responsabilité d'édition des suppléments de sciences et d'économie avec deux styles créatifs totalement différents, je commence à découvrir la nécessité de leur ajouter à chacun des éléments nouveaux de manière à les distinguer encore plus.
Ainsi, arrive le moment de revenir au journalisme, mais à travers le chemin de l'image, de l'infographie. Ensuite, je travaille pour un autre quotidien "Clarín"(1999), où je commence à m'occuper des couvertures de plusieurs suppléments pour lesquels ils souhaitaient changer de style, de manière à ce que cela fasse moins numérique. Mes couvertures pour le supplément informatique apportèrent une nouvelle identité, plus fraîche, dans laquelle le numérique commençait à s'humaniser. Puis, très vite arriva l'opportunité de travailler pour le quotidien "La Nación"(1999)."

Formation de graphiste

" Ma formation a été très étrange et éclectique. J'avais toujours eu une attention extrême à l'esthétique dans mes cahiers d'école. J'étais un très mauvais élève avec d'excellents cahiers, pleins de dessins à la place des mots, avec de nombreuses expériences typographiques. Je me rappelle avoir passé des heures et des heures à inventer des typos, et à l'intérieur des lettres changer l'éclairage jusqu'à obtenir une construction vraiment forte. Toutes ces typos étaient réalisées avec des crayons de couleur.
Ensuite, sont arrivées les premiers concours de dessin et de peinture organisés entre les écoles, avec des reproductions de Van Gogh et de Gauguin. Tout cela se passait sans aucun cours d'art plastique ou de peinture traditionnelle.

Avec l'arrivée d'internet ma formation changea complètement. Avec les catalanes du groupe Eclectic Digital Art nous avons pu concevoir un site pour interagir avec les gens. L'idée était de mettre en ligne mes oeuvres numériques pour que les internautes puissent les télécharger, les modifier, les déformer et les remettre en ligne. Le site en question, baptisé "puente artístico" s'appelait > Red-en-acción (http://flyercenter.cccb.org/frameset.htm). Et cela a changé ma conception du graphisme. Avec cette idée, je cherchais non seulement à changer les paramètres de la tradition artistique, en utilisant internet comme une toile, mais aussi à modifier les règles du jeu du marché de l'art : l'oeuvre possédait un nombre infini d'auteurs."

"Cela se perçoit mieux lorsque je dois travailler sur une couverture. Cette dernière possède un sens, un concept, une idée dont vont bénéficier tout le contenu et le style de chaque numéro.
On travaille d'une manière aussi bien artistique que conceptuel. A la fin, les images commencent à apparaître dans la tête de l'artiste, une fois les faits analysés. Tous les éléments qui constituent la morphologie de la couverture sont redéfinis en fonction du concept élaboré. Le titre et le sous-titre sont placés au bon endroit, en relation avec l'image de couverture. De même que le logo qui abandonne sa position statique pour participer à l'idée générale.

Avec Vía Libre, j'essaye de faire en sorte que voir et lire, les deux modes de réception du message, ne se présentent plus séparés et indépendants, comme ils étaient traditionnellement. Image et texte sont tous deux porteurs du message et ont désormais la même importance. Il n'y a plus cette division entre, d'un côté : le verbal, le rationnel, le linéaire ou le séquenciel, et de l'autre côté : le visuel, l'intuitif, l'holistique et le simultané.

Parallèlement à mon travail au journal, je poursuis une carrière d'artiste numérique, en essayant d'exposer dans les endroits liés à la musique électronique. Ces expositions comprennent des tableaux, des tentures, des rideaux et des caissons rétro-éclairés, avec des projections d'oeuvres réalisées pour ces événements."

Illustrateur

" Aujourd'hui, il existe au sein des journaux ce que l'on pourrait définir comme une nouvelle manière de faire du journalisme : l'illustration éditoriale. Entre le monde de l'illustration et celui de l'information il y a un abîme, qui est, en partie, le fait des artistes. En de rares occasions, les illustrateurs créent ce qui sera le contenu de base des images finales. L'illustrateur de presse devrait jouer un rôle plus important dans le procesus de la communication. Un bon illustrateur peut trouver un sens, un concept, une idée pour expliquer une réalité. On y parvient, premièrement en cherchant l'information, en préparant les données, en les comprenant et finalement en présentant cette information de manière à ce qu'elle soit comprise par les lecteurs particuliers auxquels on s'adresse. De cette manière, le lecteur est informé."


Inspiration et artistes préférés (graphisme et peinture)

" En général, l'inspiration et les muses jouent dans mon esprit. Par exemple, pendant le conflit des Balkans, je travaillais, comme créatif, pour la société de cartes postale gratuites "Look and Take", et ils désiraient une carte antibelliciste. Il me vint une idée en cinq minutes et aujourd'hui, c'est l'une de mes meilleures réalisations.

Mes graphistes préférés sont > Rodrigo Sánchez, Pablo Temes, Carlos Nine, Jordi Bernet, Ulises Culebro, Oscar Chichoni, Hermenegildo Sabat, Bernasconi, Daniel Roldán, Juan P. Zaramella, André Carrilho et Jorge Arévalo.
Pour ce qui est des peintres, je citerais Jean-Michel Basquiat, le père de l'art numérique Simone Martini, Sigmar Polke, Roy Lichtenstein, les dada Jean Arp et Raoul Hausmann, le japonais-français Tsugouharu Foujita, père du dessin animé japonais, Vincent Van Gogh, Andy Warhol et Edward Hopper."


Techniques utilisées

"Les techniques que j'utilise sont très variées. Cela va de la peinture à l'huile sur bois jusqu'au numérique. Ce qui détermine le choix c'est le concept de l'oeuvre. C'est la même chose pour le choix des styles picturaux et graphiques. Par exemple, s'il s'agit du mouvement punk, je partirai de découpages et de collages, photocopiés et écrits à la main, et finalement scannés et peints sur l'ordinateur.

C'est différent si nous parlons d'un concept mystique latino-américain, pour lequel le plus important est un travail artistique d'huile sur bois, avec des rehauts de têtes de mort dansant, faites au fusain. Si le thème est un mur couvert de graffitis, la technique doit permettre d'imiter numériquement la texture et le caractère rustique de cette peinture à la bombe. Mais la recherche et l'expérimentation m'ont amené à travailler avec des pastels et le résultat fut fixé avec une laque, pour être ensuite exposé à l'action thermique d'un four micro-onde. Le résultat de cette expérience fut photographié et travaillé sur Photoshop.

En ce qui concerne les logiciels, je penche pour Illustrator et Photoshop. Mais cela ne m'intéresse pas d'utiliser des programmes ou des filtres parce que cela m'empêcherait d'être totalement maître de mon travail. Dans le numérique, il existe beaucoup de formes et de figures déjà créées, et beaucoup d'artistes se prétendent les auteurs de ces images, alors qu'elles sont en réalité l'oeuvre des ingénieurs et des programmeurs des logiciels."


Situation des graphistes en Argentine, comparée à celle aux Etat-Unis ou en Europe.
"En Argentine, l'illustrateur est généralement la dernière personne qui intervient sur l'information. On lui demande de visualiser des choses de nature matérielle, mais, rarement on lui demande de comprendre ces choses. Si l'on compare à ce qui se passe aux Etats-Unis ou en Europe, les graphistes argentins ont une place de second plan, qui ne leur permet pas d'exprimer leur personnalité. Finalement, l'illustration finit par être un "bouche-trou" parce que, soit, le journaliste ne veut pas écrire, soit il n'y a pas de photo.

Cette situation est due aux équipes éditoriales et, pire encore, aux graphistes eux-mêmes. En réalité, l'artiste étant la dernière personne à intervenir sur l'information, ne parvient pas à la visualiser correctement, ce qui fait perdre au lecteur une bonne possibilité de communication intégrale. Cela explique que nous sommes en présence d'illustrations jolies, riches en couleurs et surchargées d'effets de style. Avec l'irruption des ordinateurs dans les rédactions, cela devient dantesque avec une avalanche de filtres Photoshop et de formes froides et sans âme créées dans Strata, dans lesquelles l'information est absente.

Beaucoup de ces artistes ont accepté cette situation de peur de laisser passer une occasion de publication. Mais leur brillante et superficielle intervention finit par se retourner contre leur art. Cela les intéresse plus de séduire les lecteurs qui regardent leurs belles images que de leur donner de l'information."


Commentaires de Rodrigo Sánchez

> Rodrigo Sánchez, directeur artistique de Metrópoli (voir notre dossier / galerie sur son travail)
" Il faut faire en sorte que le lecteur accorde plus de quatre secondes à la contemplation de la couverture. Si nécessaire donnons-lui quatre minutes. Et, si possible, donnons-lui toute la vie pour y penser et découvrir le bien-fondé de ce que nous avons essayer de lui dire. D'ailleurs, il ne s'agit pas de couverture mais d'affiche. Car les couvertures se jettent le lendemain ou servent à envelopper le poisson, les affiches, elles, restent collées au mur. "

Propos recueillis par Thierry Le Boité- septembre 2003
Traductions : Solana Colombres y Laura Casanovas.