Graphismes et typographies à l'harissa

Admirateur de l'illustrateur Robert Crumb et du typographe Edward Fella, Jean-Jacques Tachdjian joue sur et avec les mots, pour créer des fontes dégourdies et dénonciatrices. Installé à Lille et maître de La Chienne, studio graphique, cette forte tête au coeur tendre dévoile et commente ici ses travaux. Rencontre avec un "altergraphiste".

Touche-à-tout, Jean-Jacques Tachdjian expérimente le graphisme, fait brailler ou ricaner les lettres et édite, avec son studio graphique La Chienne, les talents qu'il rencontre. Chez lui, la typographie muette ou conciliante n'existe pas. Virulentes, les fontes qu'il créé n'ont pas pour vocation de communiquer par simple alphabet. " Je m'impose la règle suivante : quand j'invente une typographie, elle doit avoir un usage bien précis, une portée symbolique et (surtout, ndlr) politique."

Art et graphisme

" Je ne fais pas de distinctions entre l'art et le graphisme. Je ne suis pas partisan de la sacralisation de l'art en dépit du graphisme. J'observe simplement que l'affiche créée par un graphiste est vue par beaucoup de gens, et qu'à l'issue de cette visibilité, quelque chose va se passer. Pour l'oeuvre d'art, c'est différent, elle va toucher moins de personnes, mais on en fait pourtant tout un plat. C'est regrettable." explique Jean-Jacques Tachdjian. Celui-ci s'inspire d'ailleurs de la célèbre affirmation de Robert Filiou, poète et plasticien membre du mouvement Fluxus, " L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art. " pour penser que l'art devrait être employé comme le graphisme : porté vers tout le monde.

Un parcours d'autodidacte

"Je n'ai pas suivi de cours en école de graphisme. J'ai par contre fait des rencontres cruciales, créé avec des groupes d'amis des canards (fanzines), parmi lesquels l'étudiant, rien à voir avec celui que l'on connait aujourd'hui, dans lequel je me suis essayé à la composition typographique, aidé d'une rencontre avec le monde de l'imprimerie." Conscient et admiratif de la scène graphique d'aujourd'hui, J.J. Tachdjian garde néanmoins quelques réserves sur le terme de graphisme, qui, comme celui de design, a progressivement changé de registre de sens. "Beaucoup de gens sont ce que j'appelle des usurpateurs de graphisme, profitant des vagues de mode et des styles pour s'autoproclamer graphistes. Avant, j'étais friand des actualités graphiques, ce sont pourtant des modes. Ca n'est pas suffisant. On a besoin de modernité, pas de modes. "

Drôle de typos

Les typographies de Tachdjian possèdent ce petit air de déjà-vu, la base de la fonte traditionnelle étant modifiée, des ligatures et des raccordements y étant ajoutés. Sorte de réminiscence des fontes médiévales, les créations de ce lillois sont aussi capables d'agrémenter de fautes, les textes de ceux qui les écrivent.
Ortograf possède ainsi la capacité de créer des contractions linguistiques et sonores, la syllabe " ai " devenant " è ", le duo "ph" se muant en un " f " doublé.

"Avant, à l'ère de la disquette, je bidouillais des packets que je vendais 150 francs aux graphistes, avec dedans, une typographie et une petite animation. J'ai arrêté quand j'ai retrouvé ma typo dans une pub pour un nouveau produit bancaire, ceux dans lesquels tombent les petits vieux à la maigre retraite."

Références et influences

Passionné par les travaux de Robert Crumb, de Robert Williams et de Rick Griffin, graphistes et illustrateurs américains des années 1980-1990, Jean-Jacques Tachdjian est en effet plus proche de l'univers artistique des comics et du surréalisme que d'un style épuré et orthonormé. Ses créations sont le fruit d'une imagination sans limite, qui abordent tant les notions de mondialisation et du marketing, que celle de la pirouette verbale et linguistique. Toutes les figures de styles de la langue de Rabelais sont ainsi convoquées dans son travail graphique, entre parodie de chanson populaire (Besoin de doigts, envie de chien) et hommage poètique (Ladislas Kijno).

Mais son style fait aussi référence à celui d'Edward Fella, typographe aux lettres harmonieusement biscornues et enchevêtrées ainsi qu'à celui de Tadanori Yokoo, graphiste avant-gardiste des années 1960-1970 (exposé l'an dernier à la Fondation Cartier, ndlr). " Ils ont eu une vie d'avance..." conclut Jean-Jacques Tachdjian. "Je me souviens avoir longtemps rêvassé devant l'affiche des Jeux Olympiques de 1987 qu'avait réalisé Yokoo. Entre pop et univers psychédélique, ses travaux graphiques m'ont beaucoup marqué."

Impact du graphisme

Imposant à ceux qui souhaitent utiliser ses typographies, un recours non-commercial, Jean-Jacques Tachdjian ne fait pas partie de ceux qui pactisent en fermant les yeux. La réception de son travail n'étant pas calculée, elle se rapproche davantage de la démarche de l'artiste autonome. Dans cette optique, il crée sa propre maison d'édition " Sortez la chienne " dans les années 1980, avec le journal du même nom . "A cette époque, j'avais peu de moyens, je voulais quand même me distinguer des autres, c'est comme ça que j'ai eu l'idée d'un format de journal un peu atypique, de 32 x 45 cm, qui sortirait du lot. Mais je ne cache pas que je travaille surtout pour moi, pour mon plaisir des yeux, cela occupe d'ailleurs 75 % de mon temps et comme ce que je fais n'est pas commercialisable, je ne perds pas de temps dans les démarches de recherches d'éditeurs. Je me base d'ailleurs plus sur l'échange : tu me donnes une sérigraphie, je t'en donne une à moi. Je suis viscéralement contre cette expression stupide de Freud qui dit que tout ce qui est gratuit n'a pas de valeur."


Découvrez les 70 images du portfolio de ce " typographiste " à la repartie implacable et aux idées acidulées.

Vous reprendrez bien un peu de "Tachdjian"?
Plus d'infos sur le site de La Chienne.

Agathe Hoffmann – Octobre 2007