Les Esquimaux vus par Matisse

Trente et un portraits au trait par Henri Matisse  illustrent un livre de son gendre Georges Duthuit et célébrent la civilisation Inuit.

En 1947, la fille d’Henri Matisse, Marguerite, et son époux, Georges Duthuit, avaient projeté de  constituer une série d'ouvrages sur le thème des rituels et de la fête dans certaines civilisations. Inaugurant la série, le livre sur les Esquimaux (appelés maintenant Inuits) est un essai poétique de Georges Duthuit, Une Fête en Cimmérie. C’est une fable naïve qui allie le fantastique et l’observation réaliste, la rencontre entre le monde des Inuits aux coutumes ancestrales et l’Amérique basculant dans la modernité. Le thème enthousiasme Matisse qui, à la demande de sa fille et de son gendre, accepte d’illustrer le livre destiné à un public jeune, sensible aux problèmes de civilisation. Georges Duthuit, écrivain et historien d’art, avait passé les années de guerre à New York et s’était passionné pour l’art esquimau

Matisse illustre Une Fête en Cimmérie

Au mois de janvier 1948, Henri Matisse est sollicité par sa fille Marguerite pour illustrer le livre écrit par son gendre Georges Duthuit, Une Fête en Cimmérie. « Nous avons tout de suite vu entre cet art et ton oeuvre trop de points de contact » écrit Marguerite à son père qui accepte au moment où il commence la conception de la Chapelle de Vence. Henri Matisse lit les livres des explorateurs tels que Knud Rasmussen et Gontran de Poncins et s’inspire des photographies publiées dans ces ouvrages pour dessiner des portraits d’Esquimaux au faciès marqué, expressif, déformé et souvent illuminé par un sourire sur une bouche parfois édentée. Il rencontre l’explorateur Paul-Emile Victor qui lui projette ses films en séances privées. Il s’appuie en outre sur la fascinante collection de masques Inuits que Georges Duthuit ramena de New York.

Le peintre fait des dessins préparatoires à l’estompe ou au crayon dont douze sont publiés en 1964 dans la deuxième édition avant de faire, en 1948-1949, les trente et une lithographies publiées dans l’édition de 1963.
Dessin à l’encre de Chine au pinceau et gouaches découpées deviennent alors ses deux techniques de travail. Tout en conservant le portrait comme un moyen essentiel d’expression, Matisse, à partir de ces dessins, va définitivement s’écarter de la représentation occidentale du portrait, pour des portraits qui vont gagner une dimension mystique tout en restant profondément humaine. Les trente et une lithographies synthétisent le regard de Matisse autour de quatre thèmes très différents et caractéristiques du peuple Inuit.

Plusieurs gravures, dessinées d’un seul trait, ont pour sujet un visage rayonnant carré et irrégulier de femme, avec un petit chignon sur la tête, des yeux plissés - simple fente sans orbite -, une bouche immense, souriante, aux dents proéminentes.
Une autre série de gravures montre une femme au visage étroit, dont la tête est recouverte d’une capuche. Matisse insiste sur les joues rebondies très typées de ce peuple d’origine asiatique, les yeux bridés rieurs et la bouche ornée de dents usées..
Le portrait d’un Esquimau au visage taillé à la serpe, environné par la fourrure de son parka est à la fois
humain et bestial. Le portrait de Knud Rasmussen est plus réaliste avec sa moustache, sa barbiche et les yeux perçant d’un conquérant. Un visage-masque dessiné au large pinceau est accroché sur une photographie au milieu des gouaches découpées. Il sera choisi comme couverture de la deuxième édition.

Matisse sort ainsi des canons des portraits occidentaux pour tendre vers un autre registre, celui du masque inspiré par une société dite primitive. Du portrait, l’expression d’un « visage » peut se simplifier jusqu’au « masque ». Ce cheminement amène l’artiste au-delà de l’apparence purement morphologique. « Il suffit d’un signe pour évoquer un visage. Il n’est nul besoin d’imposer aux gens des yeux, une bouche. Il faut laisser le champ libre à la rêverie du spectateur » explique Henri Matisse. La technique du dessin au pinceau et à l’encre de Chine donne une grande force et une grande vivacité dans l’expression. Cette quête de la simplification l’entraîne vers ce qu’il a considéré comme un aboutissement de son oeuvre..

L’exposition au musée départemental Matisse
Outre George Duthuit et ses écrits, dont ce livre Fête en Cimmérie, l’exposition au musée Matisse de Cateau-Cambrésis jusqu’au 6 février 2011 présente les 31 lithographies, l’aquatinte, les épreuves annotées et les dessins d’études réalisés par Matisse. L’univers Inuit est restitué par une exceptionnelle collection de masques Inuits et une partie de la célèbre collection de masques Esquimaux du musée de Boulogne-sur-Mer qui fut exposée à Paris au moment où Matisse illustra le livre.

Clémentine Gaspard, novembre 2010