René Goscinny

Scénariste à succès mondial, éditeur et agitateur de talents : un monument de la BD à redécouvrir.

C’est un peu un paradoxe : le nom Goscinny évoque un monde d’images, et pourtant il n’en a dessiné aucune… Non pas qu’il ne savait pas dessiner, ses caricatures de jeunesse prouvent le contraire. Mais son début de carrière comme illustrateur à New York (1945-1951) est très difficile, malgré l’appui de pointures comme Harvey Kurtzman (futur créateur du magazine MAD). Et les quelques BD (Capitaine Bibobu, Dick Dicks) qu’il a lui-même dessinées à son retour en France au début des années 50 n’ont pas marqué les esprits. Il sera donc scénariste, au service de l’image grâce à son talent de storyteller et son sens de l’humour.

René Goscinny (1926-1977) est emblématique de la BD française des années 50 à 70. Son plus grand succès, Astérix, est devenu un symbole national. Pas évident pour quelqu’un né à Paris dans une famille juive originaire d’Ukraine, ayant passé sa jeunesse à Buenos Aires (ce qui lui épargne le nazisme, contrairement à une grande partie de sa famille) et revenu en France seulement en 1951. L’exposition rétrospective au musée d’art et d’histoire du Judaïsme (MahJ) jusqu’au 4 mars 2018 s’intitule « Au-delà du rire », et pourtant c’est bien le rire où René Goscinny s’avère un génie. Culture classique (les citations latines dans Astérix, la pomme de Newton dans les Dingodossiers) aussi bien que les circonstances de la vie ordinaire viennent nourrir un humour noir et un sens de l’absurde exacerbé.

Les dessins de ses associés propulsent cet humour, et René Goscinny a su s’associer avec les meilleurs de sa génération : Sempé (le petit Nicolas), Morris (Lucky Luke à partir de 1955), Uderzo (Oumpa-Pah et Astérix), Tabary (Iznogoud), Gotlib (Dingodossiers). Le magazine Pilote créé en 1959 est la plateforme au service du génie comique de René Goscinny, renouvelant la presse pour jeunes alors dominée par le Journal de Tintin et Spirou. Goscinny, Uderzo et Jean-Michel Charler (scénariste de Buck Danny) y imposent un humour décalé grâce à l’omniprésent Astérix, mais aussi des séries comme Achille Talon (Greg) et bientôt les Dingodossiers (avec Gotlib). Plus une nouvelle génération que Goscinny lance dans le magazine Pilote : Claire Bretécher, Giraud, Cabu, Gotlib, Mandryka, Reiser, Christin et Mézières entre autres. « Pilote, mâtin, quel journal ! » comme disait l’Achille Talon de Greg.

L’autre héros de cette exposition est justement le magazine Pilote, dont René Goscinny fut le co-fondateur (1959), rédacteur-en-chef (1963-68) et directeur (1968-1974) et dont on peut voir l’évolution en murs d’images de couverture. Le Times New Roman du logo initial cède la place dans les années 70 à des polices sans empattement et même en bas de casse (1974). La signature (en haut à droite de la couverture) marque encore plus l’évolution du magazine. De l’actualité à la BD, « Le magazine des jeunes de l’an 2000 » du lancement (1959) se mue en « Journal d’Astérix et d’Obélix » en 1965, Astérix et Obélix envahissant même le logo. Après 1968, les sujets d’actualité reviennent en force, Pilote cherche à élargir son lectorat à une cible plus âgée et devient « Le journal qui s’amuse à réfléchir » avant de varier en 1974 de signature à chaque numéro :« Le journal qui… ». Les couvertures se font très politiques : l’influence du magazine satirique MAD de l’ami américain Harvey Kurzman est très nette sur cette dernière période. Mais les « petits jeunes » (Bretécher, Gotlib, Mandryka, etc.) lancés par Goscinny ont depuis longtemps quitté Pilote pour lancer des titres plus adultes comme l’Echo des Savanes ou encore Fluide Glacial. Pilote est devenu « has been », passe au rythme mensuel après le départ de Goscinny en 1974, s’étiole et s’arrêtera définitivement en 1989. Difficile en BD de survivre à son créateur.

Paul Schmitt, septembre 2017