Provoke

Un événement fondateur du Japon moderne : la vague de protestations des années 60 et la revue culte Provoke qui le conclut.

Les années 60 sont une période de manifestations violentes au Japon où syndicats et surtout étudiants expriment leur malaise face à l’occidentalisation du pays et à ses liens resserrés avec les Etats-Unis. Le traité de sécurité entre Japon et Etats-Unis en 1960 sert d’élément déclencheur, mais les opposants ont aussi en ligne de mire la base d’Okinawa d’où les B52 partent bombarder le Vietnam du Nord à partir de 1965, le chantier de construction de l’aéroport Narita de Tokyo et plus généralement la société de consommation qui s’impose alors au Japon.

La photographie est au centre de ces protestations, moyen privilégié d’expression du mouvement face aux médias officiels. Renonçant à simplement documenter une réalité perçue comme trop complexe et par nature insaisissable, les photographes japonais développent alors une nouvelle esthétique liée à leur pratique de photographie « sauvage » : photos prises en mouvement, souvent de nuit, au cadrage et à la lumière incertains, parfois floues. Manifestations, scènes de rue, objets de consommation, portraits sont ainsi traités, avec un langage « brut, flou et granuleux ».

Cette pratique qui se veut ni artistique ni documentaire est aussi performance. La photo est projection, « excrétion » du corps selon la formule de Koji Taki,. Elle est partie intégrante des pratiques expérimentales qui contestent les institutions : spectacles éphémères, interventions dans l’espace public, etc. Elle est le pilier central de cet art subversif qui sous-tend le mouvement contestataire des années 60.

Provoke est le « chant du cygne » de ce mouvement. Magazine éphémère (3 numéros parus en 1968-1969), il est diffusé à quelques milliers d’exemplaires seulement et ne deviendra une revue culte qu’au cours des années ultérieures. « Nous photographes devons capturer des fragments de cette réalité qui ne peut plus être saisie par le langage existant, et activement promouvoir des matériaux permettant de traduire le langage et les idées. Abandonnons le monde des pseudo-certitudes » professent les 4 fondateurs Takanashi, Nakahira, Taki et Okada, rejoints en cours de route par Daido Moriyama. Provoke allie mise en page soignée et photos à la limite de la lisibilité, dans un flux d’images qui nie la notion de récit. Le militantisme politique y est déjà moribond, le photographe est un voyant qui erre seul dans l’espace urbain.

L’exposition éponyme « Provoke », au centre d’art parisien Le Bal jusqu’au 11 décembre 2016, est aussi un contrepoint utile à « Made in Japan » au Centre du Graphisme d’Echirolles. L’approche « punk » des photographes underground des années 60 a permis de dépasser le cadre de la tradition japonaise pour absorber la modernité occidentale et déboucher sur le graphisme contemporain en exergue dans « I love Japan ».

Paul Schmitt, novembre 2016