Igor

Igor est un nouveau film d’animation 3D américain, oui, mais made in France avec le studio Sparx ! Quand les Frenchies rivalisent avec les studios Yankees, l’objectif est le même, mais les méthodes sont différentes… Rencontre avec Olivier Besson, directeur artistique et l’un des artisans clés de ce long métrage au look fort original.

C’est un monde étrange où la magie et la science sont imbriquées l’une dans l’autre, où les plus grands savants s’affrontent dans des arènes lors de compétitions hautes en couleur. Ces scientifiques pas comme les autres sont secondés par des assistants souffre-douleur, tous identiques, tous prénommés Igor… et tous aussi stupides les uns que les autres. Tous, sauf un. Cet Igor-là s’avère être un véritable génie. Mais comment prouver sa valeur dans une société qui le considère comme un sous-homme ? La solution est radicale : Igor va tout simplement créer la vie…
Une fois n’est pas coutume, cette production américaine a été réalisée en France. L’animation 3D est le fruit du travail des équipes de Sparx Animation, tandis que la conception graphique a été supervisée par Olivier Besson, directeur artistique. Tous ont été confrontés à un défi de taille : faire aussi bien que les Américains… avec une fraction de leur budget.

Pixelcréation : Pour commencer, pourriez-vous nous résumer votre parcours ?
Olivier Besson : Je suis issu de l’animation traditionnelle. J’ai débuté sur des séries TV avant d’entrer chez Disney dans leur studio d’animation de Montreuil. J’y suis resté une bonne dizaine d’années. J’ai travaillé sur sept longs-métrages d’animation traditionnelle. Avec Tarzan et Atlantide l’Empire Perdu, j’ai commencé à me convertir à la 3D pour certaines scènes qui mettaient en œuvre cette technique. Lorsque le studio a fermé, en 2003, j’étais parvenu au poste de chef décorateur. Ensuite, j’ai été directeur artistique sur un film d’animation traditionnelle, Franklin Le Trésor du Lac. C’était un tout petit budget, ça me changeait des productions Disney…

Pixelcréation : Comment l’aventure Igor a-t-elle commencé pour vous ?
Olivier Besson : Les producteurs cherchaient quelqu’un habitué aux méthodes américaines, avec une expérience des grosses productions. Ils ont fait appel à moi pour superviser tout l’aspect visuel du film. En tant que directeur artistique, j’étais responsable du look général, des choix esthétiques, du design des costumes, des accessoires, et des décors, et de toutes les ambiances. Je m’occupais de ce qui concernait l’image, tandis que le réalisateur Tony Leondis (Lilo et Stitch 2) se concentrait sur l’histoire et les personnages, ce qui comprenait la caméra, le découpage, l’animation, les voix des acteurs, le montage, la musique, etc.

Pixelcréation : Le budget du film était très modeste…
Olivier Besson : Oui, mais il était suffisant pour ce que nous avions à faire. Le défi, c’était que ce film devait sortir à l’international. Il fallait donc que les images soient au niveau des meilleures productions américaines. Or, nous n’avions que le dixième des moyens de nos confrères outre-Atlantique. Un film Pixar ou DreamWorks coûte facilement de 100 à 200 millions de dollars. Notre budget réel de production n’était que de 15 millions… Vous allez me dire, les Français sont toujours en train de se plaindre de leurs petits budgets par rapport aux Américains, mais ça fait une grosse différence. Je vous donne un exemple : sur ce film, il y avait une seule personne, Valérie Hadida, pour concevoir la totalité les personnages. On parle là d’une centaine de personnages ! Même chose pour les décors : plus de 90 sites différents conçus par trois personnes seulement… Moi-même, j’ai imaginé la totalité des costumes, des textures et des ambiances. Et pendant que je travaillais sur ces designs, je ne pouvais pas m’occuper d’autre chose… J’étais obligé de partager mon temps entre la création proprement dite, et la supervision des autres aspects visuels du film.

Pixelcréation : Ce qui n’aurait pas été le cas sur une production américaine…
Olivier Besson : Non, chez Disney, Pixar, DreamWorks, etc., le directeur artistique se concentre à 100% sur la supervision de l’image. Pour la création, il dispose dans chaque département d’un grand nombre d’artistes très qualifiés. Cela dit, même si nous avions dix fois moins d’argent, cela ne va veut pas dire que nous étions dix fois moins bons ! Il y a des artistes exceptionnels en France, en Inde, etc. Il suffit de leur donner les bons outils, les bonnes machines, suffisamment de temps, et ils produiront des images au même niveau que les productions américaines. La différence, c’est que là-bas, les équipes sont beaucoup plus importantes. Chacun peut s’investir à fond dans un domaine particulier, sans diluer son énergie dans des tâches annexes. Cela leur donne même le temps de sortir des images intermédiaires (modèle filaire, textures, etc.) pour la publicité du film, ce que nous n’avons pas pu faire sur Igor. [Ndlr – Quelques éléments de comparaison : sur Wall-E, 45 animateurs ; sur Chasseurs de Dragons, 15… Kung-Fu Panda : quatre ans et demi de production ; Igor : moins de deux ans… Madagascar 2, une équipe d’animateurs spécialistes dédiée aux seules simulations de foule ; Igor : une seule personne].

Pixelcréation : Quelle a été votre première impression lorsque vous avez découvert le projet ?
Olivier Besson : J’ai d’abord ressenti de l’effroi ! Pendant une semaine, j’ai vraiment douté que le projet pût être fini dans les temps. J’ai commencé en octobre 2006 et le film devait être bouclé en juillet 2008. Il y avait tellement de choses à créer, à inventer. Une centaine de personnages, des décors extrêmement riches… Et nous n’étions que dix artistes, dont d’anciens de chez Disney, comme moi. En plus des délais, il y avait aussi l’angoisse de devoir se lancer dans le projet à fond, sans avoir jamais le temps de se retourner, de prendre du recul. S’il s’avérait que nous faisions fausse route sur un aspect ou un autre, nous ne pourrions pas corriger le tir… C’était un peu comme travailler sans filet. [ndlr – À la différence d’un studio comme Pixar qui, lui, avait la structure suffisante pour reprendre Ratatouille à zéro, vingt mois avant la sortie]

Pixelcréation : Vous avez donc tenté l’aventure…
Olivier Besson : Oui, on a retroussé nos manches et on s’est lancé à fond dans le projet. Tony Leondis est un personnage extraordinaire, avec un talent fou. Son enthousiasme nous a vraiment motivés. Il le fallait car les délais n’avaient rien à voir avec ceux d’une production Disney. Nous avions à peu près six mois pour la création visuelle de tous les éléments du film, alors que pour un film Disney, c’est en général… de un an et demi à deux ans ! Certains partis pris graphiques de Tony se sont avérés très pertinents sur le plan visuel, mais ils ont sérieusement compliqué le travail 3D par la suite.

Pixelcréation : À quel niveau ?
Olivier Besson : Tony ne voulait rien de symétrique, rien de répétitif. Par exemple, s’il y avait une salle avec une dizaine de piliers, ils devaient tous être différents. Or, vous savez bien que l’intérêt de la 3D, c’est justement de pouvoir créer un élément, puis de le reproduire à volonté. Forcément, les gens de Sparx auraient préféré avoir plus de répétition dans les décors, ce qui aurait permis d’accélérer le processus de fabrication. Mais Tony tenait à cette richesse visuelle, à ce souci du détail. Malgré cela, Sparx a fourni un travail extraordinaire. Ils ont fait preuve d’une véritable dévotion envers ce projet. Il y avait une petite équipe de six ou sept personnes en France qui supervisait le travail réalisé par l’unité vietnamienne de Sparx. Ces animateurs avaient fait Chasseurs de Dragons chez Mac Guff Ligne, ils étaient sur Igor chez Sparx, et ils sont aujourd’hui de retour chez Mac Guff pour un autre long-métrage. C’est une vraie communauté que j’ai découverte.

Pixelcréation : Comment avez-vous abordé le film sur le plan visuel ?
Olivier Besson : Comme notre budget était assez limité, on ne pouvait pas « faire du Pixar ». Pour ça, il faudrait avoir les mêmes moyens qu’eux. Faute de pouvoir jouer dans la même division à ce niveau, notre film devait être aussi différent que possible. Déjà, notre parti pris a été de faire un film aux images souvent très sombres, avec beaucoup de zones peu éclairées. Ça faisait d’ailleurs un peu peur à la production, ils craignaient que nous n’allions trop loin dans cette direction. Mais ils nous ont malgré tout laissé carte blanche, ce qui est tout à leur honneur. Nos références visuelles, nous sommes allés les chercher du côté de Rembrandt, de l’expressionnisme allemand, et des photographies en noir et blanc de Brassaï. Ils avaient tous une manière de sculpter l’espace avec des lumières très marquées qui mettaient en valeur les personnages.

Pixelcreation : Quelles sont les raisons de ce choix stylistique ?
Olivier Besson : Il y a une raison esthétique – retrouver l’imagerie des films de monstres classiques – et une raison liée aux choix de composition de l’image. Si vous faites un film d’animation avec des personnages aux formes simples et des décors aux lignes dépouillées, c’est facile. Mais ici, Tony voulait des personnages aux formes extrêmes, avec des pleins et des déliés, des exagérations graphiques, un design très élaboré. Les décors étaient, eux aussi, extrêmement riches, avec beaucoup de courbes et de formes complexes. Du coup, si l’on avait voulu les combiner tels quels, l’image serait vite devenue illisible. Une vraie bouillie ! Il fallait donc jouer sur la lumière et les choix chromatiques pour que l’image devienne plaisante à l’œil et qu'elle mette en valeur la narration.

Pixelcréation : Mais pourquoi les personnages ont-ils des formes aussi compliquées ? Un style qui rappelle nettement l’univers de Tim Burton, d’ailleurs…
Olivier Besson : C’est bien simple. Dans un film de ce genre, soit vous choisissez l’option d’un look « mignon », avec des personnages assez réalistes et au look le plus séduisant possible, soit vous optez pour la caricature. Et dans ce cas-là, il est difficile de réinventer la roue : avec les caricatures, quelle que soit la nature du projet, on en arrive toujours aux mêmes solutions. C’est seulement la façon de les agencer qui fait la différence.

Pixelcreation : Donc, l’ambiance expressionniste a été choisie pour faciliter la lisibilité de ces caricatures à l’écran ?
Olivier Besson : Oui. L’important, c’était d’éviter toute cacophonie visuelle. Pour que l’image reste lisible, on devait simplifier les choses. Cela comprenait le travail sur la lumière, afin de guider les yeux du spectateur, mais aussi sur les couleurs. Pour épurer l’image, nous avons joué sur une palette restreinte de couleurs. Dans chaque scène, les éléments étaient tous dans une même gamme chromatique. C’est une technique que nous avons reprise de Mary Blair, la coloriste qui a conçu le code couleurs des grands classiques Disney des années 40 et 50. Son style semble au premier abord très naïf, mais il est en vérité exceptionnel par sa pertinence. Mary Blair concevait chaque scène à partir de deux palettes très simples – du gris/bleu et du magenta, par exemple. Cela produisait des images non seulement très lisibles, mais surtout apaisantes, très agréables à regarder. C’est exactement ce que nous avons cherché à faire sur Igor. Cette technique de palette restreinte nous offrait aussi la possibilité de mettre en valeur des éléments particuliers, simplement en leur attribuant une couleur issue d’une autre gamme chromatique. Automatiquement, le regard du spectateur était attiré par cet élément, sans que la mise en scène n’ait besoin d’appuyer la chose.

Pixelcreation : Comment les personnages ont-ils été conçus ?
Olivier Besson : L’idée était de leur donner un physique qui soit à l’opposé de leur personnalité. Vous avez par exemple Brain, un personnage qui se présente sous la forme d’un cerveau dans un bocal. Cette morphologie suggère a priori une grande intelligence, mais il s’avère qu’il est en fait très stupide. À l’inverse, Igor, avec son physique un peu « primitif », est un véritable génie. Même chose pour la créature qu’il fabrique : son corps est monstrueux, mais elle parle avec une douceur et une sophistication extrêmes. Chaque personnage devait ainsi surprendre le spectateur. Ensuite, on travaillait par associations ou oppositions de formes. Par exemple, la silhouette des Igors se résumait à une boule, ce qui contrastait avec le physique très filiforme des savants ou des gardes royaux. Nous avons ainsi travaillé les silhouettes en jouant sur les résonances et les contrastes.

Pixelcréation : Et comment avez-vous conçu l’univers très particulier du film ?
Olivier Besson : Là encore, nous avons essayé de rendre ce monde intéressant et original en créant des contradictions. Ainsi, les paysages sont ceux des Carpates, ce qui nous renvoyait aux ambiances des films d’horreur classiques des années 40 et 50.  Mais les décors sont un mélange d'architecture médiévale sur lequel on a collé de manière loufoque l’imagerie de Jules Verne et du Londres du XIXe siècle. Cette période, très riche sur le plan visuel, me permettait de jouer avec un élément graphique très important, à savoir tout ce qui était vapeur, fumée, brume, etc. J’utilisais ces nuages et ces volutes pour délimiter l’espace, pour séparer les personnages de l’arrière-plan et, encore une fois, pour rendre l’image la plus lisible possible. Sur un plan plus général, j’ai imaginé le film comme s’il s’agissait d’un spectacle sur scène, dans un petit théâtre. À la limite, si la caméra reculait un peu, on verrait la salle et les premiers spectateurs… Une approche qui s’est traduite par une mise en scène très théâtrale de la lumière.

Pixelcreation : En guise de conclusion, comment avez-vous vécu la fermeture de Sparx Animation France, juste après le bouclage de Igor [ndlr – l’outil de production de la société a été transféré au VietNam…] ?
Olivier Besson : C’est terrible. Un studio de moins à Paris, c'est une catastrophe pour toute une communauté d'artistes 3D. Le film sort en salles, le logo Sparx apparaît en ouverture, et la société n’existe déjà plus ! Ils ont pourtant réalisé un travail formidable. Il faut croire que c’est vraiment très difficile pour les studios d’animation 3D français de s’en sortir dans ce marché très compétitif. Personnellement, je résiste depuis des années à la tentation de retourner travailler aux États-Unis. Tout simplement parce que je préfère vivre en France. Mais quand je vois que les studios n’arrivent pas à s’en sortir, je me pose des questions…

Alaun Bielik – Décembre 2008
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)


Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 17 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.