Avril et le monde truqué

Le meilleur film d’animation français de l’année.

Bienvenue dans un Paris avec deux tours Eiffel ! Et qui servent de gare au téléphérique reliant Paris et Berlin en 82 heures… Jacques Tardi, le célèbre auteur des BD, s’en donne à cœur joie pour inventer visuellement cet univers alternatif, mais tellement proche des univers d’Adèle Blanc Sec et Nestor Burma. « Je me suis inspiré uniquement de sources françaises, précise-t-il, notamment de vieux numéros de « La Science et la Vie » datant du début du siècle où j’ai trouvé les descriptions  de nombreux engins prototypes fascinants, ainsi que des illustrations de Robida, qui avait imaginé des embouteillages de véhicules volants et de dirigeables dans le ciel de Paris, avec des plateformes d’atterrissage installées un peu partout sur les toits. »

Franck Ekinci, coscénariste et coréalisateur d’Avril et le monde truqué précise l’apport de Tardi : « Nous avions déjà commencé à développer le scénario – nous en étions à la dixième version, je crois – quand nous avons vraiment entamé notre collaboration avec Tardi. Il est parti du script pour ajouter sa patte sur certaines scènes, en faisant un pré-découpage, et en implantant ses idées visuelles. Par exemple, dans la scène du début qui se déroule dans le  laboratoire de Gustave, l’arrière grand-père d’Avril, les deux animaux mutants se trouvent dans une cuve alors qu’au début nous les avions décrits dans une cage. Tardi a jugé qu’une cuve avec un hublot, au travers duquel on distinguerait mal les créatures les rendrait beaucoup plus mystérieuses et inquiétantes. Ensuite il a travaillé sur les personnages, puis sur les décors et les objets, non pas en les représentant individuellement, mais en les incluant dans des suites de cases à mi-chemin entre une bande dessinée et un storyboard. Autre exemple significatif : il a également transformé le téléphérique décrit dans le script en une sorte de paquebot aérien. »

Mais cet univers steampunk est loin d’être glamour : les machines à vapeur omniprésentes polluent un maximum, et tous les arbres (sauf un) ont été abattus pour leur servir de combustible. Ce Paris gris de suie est ainsi un protagoniste essentiel de l’histoire, au même titre que les personnages.  « La direction artistique du film est basée sur des images contrastées, explique le co-réalisateur Christian Desmares, avec beaucoup de profondeur, comme dans les films policiers des années 40. Les décors parisiens sont gris mais les personnages sont en couleur et ce sont ces pointes de couleurs-là qui rythment l’image. » Seule la fin d'Avril et le monde truqué, qui se déroule dans une jungle avec des techniques plus futuristes, rompt visuellement avec l’univers de Tardi.

Les personnages, notamment la famille de scientifiques dont Avril est la petite dernière, sont aussi conformes à la vision de Jacques Tardi : « Je préfère les personnages qui ont des doutes, qui vont commettre des erreurs, ou qui vont tout simplement ne rien faire. Avril et les autres membres de sa famille ne sont pas des personnes qui prennent des décisions fracassantes et qui vont tout le temps de l’avant : ce sont les évènements qui les portent ».

Le projet a débuté il y a 8 ans, à la fin de Persépolis, le long métrage d’animation tiré de la BD de Marjane Satrapi, film déjà produit par le studio Je suis bien content de Franck Ekinci et Marc Jousset. Le scénariste Benjamin Legrand, ami et déjà scénariste de Jacques Tardi pour l’album Tueur de cafards, est alors frustré de ne pouvoir réaliser un film d’animation sur la Première Guerre. Il cherche un sujet, une époque, des personnages et des décors correspondant à ce que Tardi aime bien dessiner. D’où l’idée de l’uchronie, d’un Paris décalé par une torsion de l’histoire réelle, un univers qui se serait arrêté à l’ère de la vapeur, qui n’aurait quasiment pas évolué, pour cause de disparition de tous les savants les plus importants depuis 1870, et qui se situerait en 1941, sans qu’aient eu lieu les deux guerres mondiales. « L’écriture d'Avril et le monde truqué s’est déroulée en quatre temps, détaille Benjamin Legrand : d’abord quand je suis arrivé chez les producteurs Franck Ekinci et Marc Jousset avec une idée pour une série d’animation, faite sur mesure pour Tardi. Mais Franck m’a vite convaincu qu’il fallait en faire un long-métrage ! Deuxième temps : j’ai travaillé longuement en discutant avec Jacques et nous avons défini les premières grandes idées, les personnages, la structure. Et puis, après avoir obtenu l’aide au développement du CNC, j’ai attaqué l’écriture du scénario d’Avril et le monde truqué. A l’époque, Franck était seulement producteur, mais comme il est un très bon scénariste et réalisateur, il me préparait des notes de lecture si précises que j’ai fini par lui proposer que nous écrivions le script ensemble, afin d’éliminer tous ces allers-retours ! »

L’équipe s’adjoint Christian Desmares comme coréalisateur pour adapter histoire et univers et superviser l’animation : « Il a fallu apprendre « le langage Tardi » et le retranscrire avec de nouvelles contraintes techniques pour réaliser les décors et les véhicules. Il y avait tout un vocabulaire graphique à assimiler et à reproduire le plus fidèlement possible par le biais des procédures de l’animation. Cela impliquait d’adapter dans l’espace le dessin d’un personnage pour qu’il puisse tourner à 360° sans que le graphisme définissant la forme de ses oreilles, par exemple, ne semble changer. La synthèse de cette approche a permis de respecter l’esprit de Tardi et de l’appliquer à tous les personnages. Après avoir défini ce graphisme d’animation, nous avons été en mesure de représenter et de faire bouger tous les personnages dans l’espace. Il a fallu trouver le bon traitement pour les cheveux, l’habillement, le vieillissement de certains personnages en cours d’histoire. Les dessins ont été soumis à Tardi pour modification ou validation. »

La réalisation en 2D bien sûr, avec un zeste de modélisation 3D pour les décors et effets visuels, prend deux ans et demi, y compris un an et demi de montage. Coproductions belge et québecoise obligent, cinq studios se partagent le travail : Tchack à Lille et Waooh ! à Liège pour les layouts et trait et couleur des décors, Toutenkartoon Montréal pour de la modélisation 3D et du compositing, Digital Graphics à Liège pour les effets visuels et le compositing de 800 plans, et Pure Arts à Shanghai pour des travaux de paint et d’intervalles.

 Maîtrise d’œuvre du dessin et de l’animation sont assurées par le studio Je suis bien content à Paris. « Nous n’employons pas de papier sur Avril et le monde truqué, précise Christian Desmares, car les dessins sont faits uniquement sur une tablette écran. Comme Jacques Tardi utilise une pointe de stylo tubulaire de type Rotring, nous employons une simulation d’une pointe qui génère le même aspect de lignes et les mêmes textures de décors. Pour les couleurs, nous avons simulé de la gouache, avec de la mine de plomb en plus. C’est en discutant avec Jacques et en le voyant travailler que j’ai tenté de me rapprocher le plus possible de son travail avec nos outils numériques, en particulier les logiciels de Toonboom. »

Avril et le monde truqué est une pure réussite, aussi bien pour l’histoire que pour son graphisme et son animation. Certainement le meilleur long métrage français d’animation cette année. Le public et le jury du dernier festival d’Annecy l’ont accueilli avec enthousiasme, lui décernant le Cristal du meilleur long métrage. Nul doute que le public français suivra en salles cet automne !

Paul Schmitt, novembre 2015


PS : pour découvrir plus en détails l’univers du film, le musée des Arts & Métiers de Paris propose une (petite) exposition de décors et personnages du film, ainsi que des planches originales et objets personnels de Tardi, jusqu’au 6 mars 2016