Le Livre de la Jungle

Rarement depuis Avatar le cinéma n’a été aussi immersif dans un environnement créé par ordinateur. La jungle de Mowgli et ses habitants sont des merveilles d’infographie : un vrai film d’animation, mais photoréaliste !

Depuis le succès planétaire d’Alice au Pays de Merveilles en 2010, les studios Disney se sont lancés dans une grande campagne de remakes en prises de vues réelles de tous leurs grands classiques animés. L’an dernier, c’était Cendrillon, et l’an prochain, ce sera La Belle et la Bête. À chaque fois, le public suit avec enthousiasme. La cuvée 2016 se propose d’adapter l’un des films Disney les plus populaires, Le Livre de la Jungle. Dernier long-métrage à avoir été supervisé par le grand Walt en personne, le film avait marqué la fin de l’âge d’or du studio.

Le Livre de la Jungle
avait déjà été porté à l’écran avec un acteur en 1942, mais pour cette nouvelle version, les studios Disney voulaient immerger le spectateur dans la jungle comme jamais personne ne l’avait fait. Tout devait être plus grand que nature : les arbres, les plantes, les animaux, afin de donner à l’histoire son côté magique. Seul moyen d’obtenir une telle jungle de façon réaliste à l’écran : tout créer en images de synthèse. Ce qui implique d’avoir un décor généré par ordinateur dans quasiment tout le film. Un défi colossal qui a été relevé par deux studios VFX : MPC a réalisé tous les animaux et les environnements du film, sauf la séquence des singes qui a été créée par Weta Digital.

Un troisième studio, Digital Domain, a supervisé toute la préproduction et la prévisualisation, mais sans participer au rendu final. L’ensemble du projet a été chapeauté par Rob Legato (Oscars pour Titanic et Hugo Cabret). Pour MPC, le film se présentait comme le plus gros projet de son histoire :
•    224 animaux différents créés en 3D
•    54 espèces animales individuelles
•    58 décors virtuels créés de A à Z
•    1200 plans VFX
•    800 personnes affectées au projet

Le seul élément réel de l’action est Mowgli. Le personnage de chair et de sang évolue en permanence au milieu d’un environnement numérique entouré d’animaux eux aussi virtuels. Et lorsque Mowgli ne figure pas dans le plan, l’image passe en full 3D, c’est-à-dire sans rien de réel à l’image. Autant dire un vrai film d’animation, à ceci près qu’il faut que la jungle soit aussi réelle que l’acteur qui incarnait Mowgli…

Une prévisualisation « live » plutôt qu’animée
À projet atypique, préparation atypique. Plutôt que de prévisualiser le film en 3D, l’action a été préparée avec de vrais acteurs. Pendant plusieurs semaines, le réalisateur Jon Favreau (Iron Man) a filmé les scènes en motion capture avec des interprètes pour chaque personnage, humain et animaux. Ensuite, MPC a récupéré les fichiers Maya d’animation pour réaliser la « vraie » prévisualisation 3D. “Nous avons animé les personnages en les calant sur les déplacements des uns et des autres dans le plan,” explique Adam Valdez, superviseur des effets visuels pour MPC. “Même chose pour la caméra, la focale, etc. Ce que nous avons produit au final, c’est une animation basse résolution qui racontait tout le film, avec des objets solides, mais en simples niveaux de gris, sans aucune couleur, ni texture.”

Cette prévisualisation a servi de base technique au tournage définitif. D’abord, l’équipe de lighting a travaillé avec le directeur de la photographie Bill Pope pour développer la lumière de chaque scène. Ces données ont ensuite été exportées dans des rendus 3D à 360° de chaque décor. L’équipe caméra s’est ensuite basée là-dessus pour reproduire les mêmes configurations lumière avec de vrais projecteurs dans de vrais plateaux de tournage.

La prévisualisation a également permis de définir précisément quelle partie du décor devait être construite en dur pour Mowgli : quelques mètres de sentier, une mare de boue, un tronc d’arbre, etc., autant d’espaces réels où l’acteur allait jouer ses scènes. Ces bouts de décor permettent d’obtenir deux choses : premièrement, un contact physique des pieds sur le sol, et deuxièmement, une ombre parfaitement réaliste.

“L’intérêt de cette approche,” commente Valdez, “c’est la garantie que la partie réelle de l’image va parfaitement s’intégrer dans le décor virtuel, vu que les deux proviennent du même fichier 3D à la base. Le décor réel se prolonge automatiquement dans le décor 3D. Même chose pour la lumière : vu que Mowgli est éclairé avec le même schéma lumière que la jungle 3D, les deux s’associent à la perfection dans le rendu final. D’une manière générale, tout ce processus de prévisualisation a été pensé pour que les prises de vues et les effets visuels ne fassent véritablement qu’un à l’écran. D’ordinaire, on filme d’abord l’image réelle, et ensuite, on ajoute des éléments en essayant de marier les deux de la façon la plus précise possible. Ce sont les images filmées qui guident tout le reste. Avec Le Livre de la Jungle, nous avons procédé de la manière inverse : nous avons d’abord développé les effets visuels, puis les prises de vues réelles ont été intégrées là-dedans.”

Pendant les prises de vues, la prévisualisation était combinée en direct avec les images réelles, et l’image composite s’affichait sur les moniteurs [ndlr – variante du système Simulcam inventé pour le tournage d’Avatar]. Si la caméra bougeait sur le plateau, l’angle sur le décor changeait en conséquence. La résolution était basique, mais le réalisateur pouvait voir la position de Mowgli dans le décor, son placement par rapport aux autres personnages, son timing, etc.

Le défi : faire parler les animaux
Tandis que l’équipe « environnement » de MPC modélisait les décors branche par branche et feuille par feuille, l’équipe « animation » donnait vie aux personnages animés. L’idée centrale est que les animaux doivent bouger comme dans la réalité. Aucun d’eux ne peut faire quelque chose de physiquement impossible pour son équivalent réel. Sauf parler !

“C’est la seule exception. Au départ, l’idée était de limiter l’animation faciale au strict minimum, de ne surtout pas tomber dans le style « dessin animé ». Nous avions très peur que l’animation du visage des animaux « casse » leur réalité physique. Il fallait garder ce réalisme que nous avions si patiemment construit à tous les niveaux. Mais les tests ont mis en évidence le fait qu’il est très difficile de montrer les émotions d’un animal sans lui attribuer d’expressions humaines. C’est juste que notre cerveau est habitué à traduire les codes visuels des visages autour de nous. Et sans ces codes, sans ces modifications qu’on appelle expressions, il est très difficile de détecter les émotions chez autrui. Nous avons donc décidé d’utiliser des expressions faciales sur les animaux, mais il a fallu dès lors déterminer jusqu’où nous pouvions aller et avec quelle fréquence nous pouvions les utiliser. Cela s’est fait au coup par coup, en retouchant sans cesse l’animation jusqu’à ce que le plan fonctionne.”

Les dialogues étaient sans doute la partie la plus délicate, étant donné qu’il s’agissait-là de l’action la plus extraordinaire pour un animal. L’équipe a réalisé de nombreux tests pour évaluer la meilleure approche et il en est ressorti que moins les lèvres bougeaient pendant les dialogues, mieux l’effet « passait » à l’écran. “Si la bouche était animée avec la même mobilité que celle d’un être humain, ça devenait vite « cartoonesque ». Il fallait être très prudent à cet égard. L’une des astuces que nous avons trouvées a été de montrer la bouche le moins possible quand un personnage parle, soit en tournant la tête, soit en baissant celle-ci, etc. Sinon, la plupart du temps, l’animation est très subtile. Nous nous sommes rendus compte qu’il est possible de suggérer beaucoup avec très peu d’animation. La seule chose, c’est qu’il faut accentuer certains phonèmes clés de temps en temps. Ça fait passer tout le reste !”

Alain BIELIK, avril 2016
(Commentaires visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 25 ans. Il A également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.