Les Voyages de Gulliver

Le chef d’oeuvre méconnu des frères Fleischer, créateurs de Betty Boop et rivaux malheureux de Walt Disney.

Hollywwod, ton univers impitoyable… Et cela ne date pas d’hier. On peut être au sommet du cinéma d’animation américain comme Dave et Max Fleischer, avoir créé des personnages aussi emblématiques que Betty Boop (1932) et Popeye (1933), et se voir dépassés brutalement quand Walt Disney sort en 1937 Blanche-Neige et les sept nains, le premier long métrage animé, sonorisé et colorisé de toute l’histoire du cinéma !

Le studio Paramount, alors distributeur des cartoons Fleischer, impose aux deux créateurs de réaliser au plus vite un long métrage d’animation. Le choix se porte sur Les Voyages de Gulliver, roman écrit en 1726 par Jonathan Swift. A l’époque, les aventures du marin Gulliver échouant successivement chez les nains de Lilliput puis les géants de Brobdingnag entre autres mésaventures, sont un prétexte pour une satire des vices de la société, absolutisme des gouvernants, spéculation marchande, etc. Dave et Max Fleischer n’en retiennent que le premier voyage à Lilliput pour en faire une histoire fantastique à destination des enfants.

Malheureusement, la production du film se révèle chaotique. La Paramount met  une énorme pression sur les épaules des deux frères, car elle veut à tout prix sortir Les Voyages de Gulliver avant Pinocchio. Elle impose donc une cadence infernale à l’équipe de production. Alors que Walt Disney a longuement réfléchi à son film suivant, Pinocchio, tout en se donnant du temps (4 années) et les moyens (1,5 M$), la situation des frères Fleischer est tout autre ! Ils ne disposent que de 18 mois et d’une somme trois fois moindre (500 000 dollars) !

La Paramount engage à tour de bras nombre de jeunes artistes tout juste diplômés, la plupart sans aucune expérience en animation. Sur les 200 artistes d’origine des studios Fleischer, plus d’une centaine de nouveaux membres sont  recrutés. Mais cela reste insuffisant. On fait appel à plus de 400 étudiants des beaux-arts ! Cette équipe impressionnante réalise pas moins de 640 000 dessins, noircit 16 tonnes de papier et utilise 12 000 litres de peinture ! Pour gagner un temps précieux, il est aussi décidé que les personnages de Gulliver, de la princesse Glory et du prince David seront animés en rotoscopie. Ce procédé inventé par les frères Fleischer en 1915 consistait à recopier image par image une séquence filmée sous forme de dessins (c’est l’ancêtre du motion capture actuel).

Ces personnages trop humains sont d’ailleurs le point faible du film, leur animation est trop figée. Les lilliputiens, et en particulier Gabby le veilleur de nuit, sont eux de vrais personnages de cartoons. Et les frères Fleischer savent utiliser à merveille les techniques du « squash and stretch » pour leur donner vie, les étirer, les faire bondir. Un régal. Le décor n’est pas en reste, les jeux de lumière dans la nuit, les vagues en bord de plage sont remarquables.

Sorti en 1939, Les Voyages de Gulliver est un succès. Pas assez pour renflouer les Fleischer qui subiront de plus un échec avec leur second long métrage, Bugville, en 1941. Le studio ferme en 1942, laissant la voie libre à Walt Disney.

Disparu des écrans, Les Voyages de Gulliver revient grâce à Serge Bromberg, aka Bromby pour ceux qui se souviennent de son émission TV des années 90. Cet amoureux de l’animation, également directeur artistique du festival d’Annecy de 1999 à 2012, restaure des classiques avec sa société Lobster Films. Grâce à ce savoir-faire, Les Voyages de Gulliver retrouvent le grand écran : une « délicatesse » à savourer en cette fin d’année.

Paul Schmitt, décembre 2015