Rois de la Glisse

Encore un film avec des pingouins 3D ? Oui, mais celui-ci est différent des autres. Les auteurs ont réussi à imposer un style unique, très original, et à réaliser des scènes de surf qui valent le détour.

 

Depuis que Cinesite a créé le premier océan 3D de l’histoire du cinéma pour Waterworld (1995), les infographistes d’Hollywood – et d’ailleurs – n’ont jamais cessé de perfectionner la technique. En 1997, Digital Domain imposait un nouveau standard en la matière avec Titanic, mais les simulations se limitaient encore à un océan par temps calme. Trois ans plus tard, l’industrie accomplit un bond de géant avec la tempête virtuelle de En pleine Tempête (ILM) et celle de Seul au Monde (Sony Pictures Imageworks). La grande étape suivante sera l’été 2006 avec Poseidon (ILM et MPC) et Pirates des Caraïbes 2 (ILM). Cette fois, les effets aquatiques sont mis en scène dans tous les types de lumière possibles et présentent des vagues d’aspects très variés.
Tandis que les films en prises de vues réelles bénéficiaient de simulations marines toujours plus sophistiquées, le cinéma d’animation n’est pas resté inerte. Que ce soit chez Pixar (1001 Pattes, Le Monde de Némo) ou chez DreamWorks (Fourmiz, Gang de Requins), les infographistes ont développé le même type de technologie, mais en l’adaptant au rendu stylisé des films d’animation. L’été 2007 vient de nous proposer les derniers développements en la matière. Tandis qu’ILM « assommait » la concurrence avec le maelström de Pirates des Caraïbes 3, DreamWorks s’adonnait aussi aux effets aquatiques avec Shrek 3, tandis que Pixar répliquait avec Ratatouille.
Dans ces deux derniers films, même si le rendu est simplifié par rapport à la réalité, le comportement de l’eau respecte en tout point les règles de la dynamique des fluides. C'est aussi le cas pour Les Rois de la Glisse, l’autre grand film à effets aquatiques de cette période (le film est sorti en juin aux Etats-Unis). Il s’agit de la seconde production de Sony Pictures Animation à qui l’on doit déjà  en 2006 Les Rebelles de la Forêt (voir notre galerie dans cette même rubrique)
Les Rois de la Glisse raconte les aventures de Cody, un jeune manchot passionné de surf. Il est persuadé qu’en devenant champion, il trouvera la reconnaissance dont il manque dans la vie. Il quitte donc sa banquise natale pour participer aux championnats du monde dans le Pacifique. Pendant ce voyage, il est suivi par une équipe de télévision qui le filme en permanence. C’est par cette caméra que le spectateur vivra l’épopée de Cody.

Téléréalité chez les manchots
Pendant des années, le producteur Christopher Smith tente de vendre son histoire de manchots surfeurs, mais sans grand succès. À l’époque, manchots et pingouins n’étaient pas les chouchous du cinéma d’animation qu’ils sont devenus aujourd’hui (Madagascar, Happy Feet). Le projet décolle lorsque Smith a une idée de génie : réaliser le film à la façon d’une émission de téléréalité, avec la caméra qui suit les personnages dans leur intimité. Smith raconte : “Je me suis dit : et si on procédait exactement comme pour un documentaire sur l’univers du surf dans le monde réel, avec interviews en direct et pas de scénario au sens classique ? Qu’est-ce qu’ils nous diraient, ces manchots, si on leur tendait un micro ? Il n’a pas fallu longtemps pour prendre conscience du potentiel de cette idée : mélanger la magie de l’animation avec le caractère instantané d’images vidéo tournées sur le vif.” D’un coup, le projet décolle. Deux grosses pointures de l’animation sont sélectionnées pour réaliser le film : Ash Brannon, coréalisateur de Toy Story 2 chez Pixar, et Chris Buck, réalisateur de Tarzan chez Disney. Du beau monde !
L’approche documentaire du film implique de nombreux changements au niveau du processus de création. Dans un film d’animation traditionnel, chaque comédien enregistre ses répliques seul, sans ses partenaires. Cela ne sera pas le cas pour de nombreuses scènes des Rois de la Glisse. En enregistrant les interprètes ensemble, les auteurs cherchent à générer une plus grande spontanéité dans les échanges, en incitant, par exemple, les acteurs à se couper la parole, comme dans la réalité. L’improvisation est aussi fortement stimulée, notamment dans les scènes où les personnages sont interviewés.
Cette approche téléréalité dicte également le style visuel du film. Pour que le public croie à un reportage, il faut qu’il croie en la réalité de l’action et de l’environnement. Un look stylisé comme celui d’Hercule, par exemple, ne conviendrait pas. D’un autre côté, personne n’a envie de refaire Final Fantasy ; le projet ne s’y prête pas. Les personnages doivent conserver un côté légèrement artificiel et décalé. L’équipe adopte donc une esthétique qui sera à 70% réaliste. Dans la pratique, cela signifie que les formes des décors et des personnages sont stylisées, mais que l’éclairage et le rendu sont traités comme pour une infographie destinée à un film en prises de vues réelles. Un réalisme maximum est donc recherché sur les plumes, la végétation, l’eau, etc.

Une réalité stylisée
Comme les créateurs de Happy Feet ont pu le remarquer, les pingouins et les manchots sont des animaux assez difficiles à traiter en animation de façon anthropomorphique, du fait qu’ils se ressemblent tous. Dans la nature, il est quasiment impossible de les différencier les uns des autres. C’est à ce niveau-là que les auteurs des Rois de la Glisse ont pris le plus de liberté avec la réalité. Pour permettre une identification aisée des personnages, l’équipe joue sur plusieurs paramètres : l’espèce du manchot, sa taille, sa silhouette, l’implantation de ses plumes, et la forme de son visage.
Ces personnages sont appelés à évoluer au sein de deux décors très différents : Quonce-les-Pelles en Antarctique, et Pin Goo, dans le Pacifique. Pour le premier, le chef décorateur Paul Lasaine imagine un monde monochrome, froid, écrasé par un ciel couleur de plomb, et dont le soleil semble être totalement absent. À l’inverse, l’île de Pin Goo apparaît comme un véritable paradis sur Terre : couleurs éclatantes, ciel bleu azur, soleil omniprésent… La jungle de Pin Goo posait un sérieux problème aux infographistes. Recréer en 3D toute la diversité d’une forêt tropicale aurait monopolisé une grande partie des ressources du studio. Au lieu de cela, l’équipe choisit la solution de la simplicité : un tronc unique pour tous les arbres, diverses masses de lierre et de lianes, et c’est tout. Pas de branches, ni de feuilles. En variant l’angle et les dimensions de la végétation prémodélisée, les infographistes parviennent à simuler une jungle aussi vaste que diverse.

Innovations en série
Le style visuel du film est marqué par une réalisation sans précédent dans le genre. Pour reproduire les conditions d’un reportage réel, les réalisateurs privilégient les cadrages hésitants, une lumière pas toujours idéale, des images à la netteté parfois hasardeuse, le soleil en plein dans l’objectif, des ombres parfois disgracieuses… autant d’éléments caractéristiques d’un tournage non préparé. L’équipe ira même jusqu’à reproduire le grain de différents types d’image : pellicule 35mm ou 16mm, vidéo haute définition, vidéo bas de gamme, etc. Les responsables du rendu final passeront autant de temps à produire des images au réalisme parfait qu’à les dégrader visuellement !
Pour reproduire ces conditions de tournage improvisées, l’équipe imagine une nouvelle façon de réaliser un film d’animation. En temps normal, les personnages sont animés en fonction du story-board, puis les plans sont filmés par la caméra 3D. Dans Les Rois de la Glisse, la caméra devient un personnage à part entière : les personnages s’adressent à elle, la regardent, etc. Cela implique pour les animateurs de savoir où se trouve la caméra avant de commencer à animer les personnages. La première étape consiste donc à réaliser un brouillon 3D de chaque plan, avec mouvement de caméra et placement des personnages. Pour les plans les plus complexes, l’équipe d’animation se filme elle-même, avec le cadrage choisi par les réalisateurs, en train de jouer la scène à partir du dialogue préenregistré. Ces images constituent ensuite une référence précieuse pour le travail d’animation.

La capture de mouvements.. de la caméra
Une fois celui-ci terminé, l’équipe entreprend de filmer les personnages. Pour ce faire, elle utilise un système de motion capture dans lequel une caméra vidéo représente la caméra 3D. Hérité de la réalisation du Pôle Express chez Sony Pictures Imageworks, le dispositif enregistre les mouvements de la caméra que manipule un vrai caméraman. La caméra n’est en fait là que pour fournir au cadreur un objet familier à manipuler. Seuls sont enregistrés le mouvement et la position de l’appareil dans l’espace ; ceux-ci sont ensuite reproduits sur la caméra qui filme les personnages 3D. La mission du caméraman consiste à cadrer les images animées qu’il voit sur un écran vidéo. Détail qui a son importance : le technicien ne voit jamais l’action avant que la prise de vues virtuelle ne commence. De fait, il ne sait pas exactement ce qui va se passer, il filme « au jugé », en fonction de l’action, ce qui engendre des recadrages sauvages et des hésitations comme celles qu’on peut trouver dans un vrai documentaire. Ces mouvements s’avèrent si authentiques que les réalisateurs choisissent le plus souvent la première prise, celle de la spontanéité, même si ce n’est pas celle de la fluidité. 90% du film seront filmés avec ce système innovant de « camera capture ».

Une fois le cadrage finalisé, le plan est renvoyé au département animation pour que les regards soient ajustés, surtout ceux adressés à la caméra. De fait, le film sera réalisé avec un processus unique de pré-animation, pré-caméra, animation, caméra finale, animation finale…


Un océan 3D, mais sans simulations

Tandis que les animateurs apprennent à gérer ce nouveau système, l’équipe des effets visuels s’attache à générer les vagues en 3D, un travail qui demandera une année de recherche et de développement. Contrairement à ce qu’on pourrait croire en voyant le film, pas une seule image de l’océan n’a nécessité de simulation de fluides. Les 20 minutes de plans marins ont été uniquement réalisées à partir d’animation en key-frame et de systèmes de particules !
Pour toute l’équipe, la première étape consiste à visionner des centaines d’heures de documentaires sur le surf, puis à identifier trois grands types de vagues qu’il faudra créer en 3D. La difficulté majeure du projet est que le scénario implique de montrer une vague en continu depuis sa naissance jusqu’à sa fin. Un effet que personne n’a encore jamais réalisé en 3D. Il faut aussi générer des vagues possédant une vraie personnalité : certaines doivent être effrayantes, d’autres belles, d’autres encore excitantes. Ce qui exclut le recours à une simulation, trop aléatoire. Seule une animation en key-frame permettra un contrôle total sur le look de la vague.
Toutes les vagues du film reposent sur un seul et unique rig créé dans le Wave Rig du logiciel Maya. Le système permet de déformer une surface NURBS plane, puis d’enrouler cette forme sur elle-même avec un outil de rotation, avant de la faire disparaître. Une fois la forme générale et le timing du rouleau définis, les animateurs peuvent ajuster le look final à l’aide de dizaines de paramètres : épaisseur de la vague, angle de la pente, etc. L’écume et les embruns sont créés séparément dans le logiciel Houdini, puis rendus en nuages denses de RiPoint dans RenderMan. La limite de calcul des processeurs s’avère être de 45 millions de points par image, ce qui est très insuffisant pour certains plans. Afin de contourner le problème, le rendu est réalisé en plusieurs couches déterminées par la distance des points par rapport à la caméra. Au final, les plans sur les plus grosses vagues font intervenir plus de 500 millions de points cumulés ! Quant à la surface de l’océan, hors vagues de surf, elle est créée dans Houdini et RenderMan.

Responsable de ce travail novateur, le superviseur des effets visuels Rob Bredow conclut : “Ensuite, comme le surfeur et la vague s’influencent mutuellement, notre travail consistait à ajuster constamment, et à tour de rôle, l’animation des deux éléments en fonction de ce qu’ils pouvaient provoquer l’un sur l’autre. Pour ce travail, nous avons conçu – avant de commencer le film – plusieurs outils permettant de créer des versions simplifiées de l’écume blanche des vagues et du sillage qui se forme derrière les planches. Tous les artistes ayant participé au film ont développé une palette de compétences bien plus large que ce que l’on peut voir sur ce genre de production. Toute l’équipe a fait un travail remarquable et je crois que cela se ressent vraiment à l’écran.”


Alain Bielik, octobre 2007

Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue d’effets spéciaux S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 1991. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.