U de Grégoire Solotareff

Grégoire Solotareff délaisse l'illustration et signe avec U son premier long métrage d'animation. Une oeuvre poétique, au graphisme et à l'animation soignés. A découvrir...

Certes, ce n'est pas tout à fait son coup d'essai en animation : en 2002 déjà, avec le réalisateur Serge Elissalde, il avait adapté son album Loulou en moyen métrage (26'). Avec 4 autres court-métrages dont il avait également co-écrit les scenarii, cela avait donné Loulou et autres loups, sorti au cinéma au printemps 2003 et qui avait su trouver son public avec 450 000 spectateurs en salles. Le voici donc qui récidive, avec un long métrage cette fois, toujours accompagné de Serge Elissalde (réalisation, story-board et animations de référence) et Sanseverino (musique du film, ainsi que la voix du héros, le chat Kulka).
U est tout bonnement l'histoire d'une princesse, Mona, qui passe de l'enfance (symbolisée par U la licorne) à l'adolescence et connaît ses premiers émois amoureux avec Kulka, un musicien de passage. Pas de combats, pas de méchant à vaincre, ce film est avant tout une réflexion poétique sur la fin de l'enfance, servie par des graphismes superbes et une musique intimiste. Pas de 3D ici (sauf pour quelques décors et effets spéciaux), le rendu type « aquarelle » du film se rapproche au contraire de l'illustration.
Côté production, le schéma est habituel pour un film d'animation français « traditionnel » : Grégoire Solotareff et Serge Elissalde se sont appuyés sur un studio basé à Angoulême, Prima Linea Productions, dont c'était le premier long métrage. Ont donc été réalisés en France textures, décors et personnages, ainsi que le lay-out, les poses clés et quelques animations dites « de référence ». Après le scan des dessins par le studio Spirit à Angoulême, le gouachage et l'animation ont été confiés aux studios Belanim (Shanghaï) et Borifsen Lutece (Kiev, Ukraine) assistés par le studio Armada TMT (Ho Chi Minh ville, Vietnam). La finalisation du film (effets spéciaux, compositing, montage) a été faite par Prima Linea Productions, l'étalonnage final étant confié au labo de Duboi Color à Paris.

Laissons maintenant la parole à Grégoire Solotareff et aux principaux intervenants du film pour vous en dire plus sur leurs intentions, avec une galerie de visuels pour illustrer leurs propos.

 

Sur la conception du film :

Grégoire Solotareff :

En fait cette histoire de Licorne est née bien avant Loulou. J’avais déjà écrit une base de scénario en 2000. C’est une inspiration qui me vient de l’enfance. En 1960, quand je suis arrivé en France, j’avais visité avec mes parents le musée de Cluny où j’avais admiré la tapisserie de la dame à la Licorne. Plus tard, en lisant des choses sur la Licorne, symbole de la protection de la jeune fille vierge, j’ai eu envie de raconter, à travers elle, une histoire de séparation au moment de la rencontre de l’amour. Je voulais évoquer les rapports humains, des histoires d’amour croisées entre les gens de deux groupes qui, a priori, ne peuvent pas s’entendre. Et l’amour faisant changer les gens, il fait changer aussi l’entourage.

Je souhaitais que les personnages évoluent au fur et à mesure de leurs drames et de leurs bonheurs. Il m’a semblé évident que les livres que je fais d’habitude étaient un peu petits pour raconter une telle histoire à tiroirs. J’avais besoin d’espace et j’ai eu très rapidement en tête l’idée d’en faire un film.
Dès le début, mon idée était de faire un drame psychologique pour enfants plus qu’un film d’action avec courses poursuites ou avec les bons et les méchants. Ce que j’aime, ce sont les rapports humains. Dans mon travail d’illustration, j’aime raconter les personnages, faire des portraits. Et finalement le film est fidèle à cela.
Ce film est surtout une histoire d’amour et les histoires d’amour sont éternelles, elles commencent extrêmement tôt, même à trois ans dans leur coté romantique ou romanesque… L’idée du passage de l’enfance à l’adolescence me plaît, elle implique la découverte de la vie, la perte de l’enfance. C’est un carrefour qui m’intéresse, c’est le vrai sujet du film.

Serge Elissalde :

C'est la nature même du scénario qui fait la différence et qui m'a convaincu de travailler sur ce projet : l'histoire de Grégoire navigue loin des recettes commerciales des bons et des méchants qui se poursuivent. C'est plus la comédie de situation et la peinture psychologique des rapports humains qui prennent le devant sur les rebondissements narratifs.
Les personnages ont d'abord existé très fortement sous les premiers croquis de Grégoire, mais leur vraie nature vient du rôle qui leur est donné dans l'histoire. Mona est une grande gigasse un peu bécasse comme peuvent l'être les ados trop vite montés en graine, Rouge, le loup violoniste, reste assez hermétique aux yeux du spectateur puisqu'il ne s'exprime guère, préférant jouer de son violon que se mêler aux conversations, mais c'est ce genre de détails qui définit assez bien un personnage. Dans ce sens, j'ai pris un soin tout particulier à continuer de les faire vivre même lorsqu’ils sont en arrière plan ou qu'ils ne parlent pas, ainsi qu'à soigner la qualité de leur gestuelle et de leurs mimiques, c'est ce qui en animation permet de leur donner une vie propre

Sur le travail de développement artistique :

Grégoire Solotareff :

A l’origine j’écris une histoire, c’est le point de départ, et en plus, comme mon métier est aussi celui de faire des images, je crée les personnages et à partir du scénario, avec Serge Elissalde, nous avons réfléchi à la technique. Je dois dire que du point de vue pratique j’ai tout découvert avec ce film. Nous avons utilisé une animation traditionnelle qui, pour moi, était un prolongement naturel de mon travail puisque les décors ont été faits à l’aquarelle et retravaillés ensuite. Dans un livre, on est très libre, on fait une page, puis une autre, les personnages ne se ressemblent pas parfaitement d’une image à l’autre mais ce n’est pas grave. Dans le dessin animé, c’est évidemment plus contraignant. Serge, à partir du scénario, a fait un story-board magnifique, au crayon, qui a été la base de tout le travail.

Serge Elissalde :

Le travail en duo avec Grégoire a consisté d’abord dans la définition des “enjeux artistiques” plutôt que sur des problématiques purement techniques. La production étant basée à Angoulême, je suis venu m'installer dans cette ville et Grégoire faisait la navette depuis Paris au moins une fois par semaine afin de suivre pas à pas les avancées du film, toutes les validations et les choix étant entérinés de concert, depuis les choix graphiques et le casting des comédiens jusqu'à l'étalonnage final de la copie 35 ! U est vraiment le résultat d'un travail à 4 mains.
En ce qui me concerne, venant d'un parcours d'auteur de courts-métrages et de technicien protéiforme de l'animation, j'éprouve le besoin de mettre la main à la pâte, aussi bien aux phases préparatoires, comme l’interprétation du scénario et le développement effectif du design, que sur le travail de pure mise en scène (story-board, cadrages, jeux d'acteur), ou la supervision des phases plus techniques comme celles de l'animation, du montage etc. Concrètement il faut être partout, de la conception à la fabrication, mais aussi savoir guider des équipes importantes, des studios à l'étranger et passer énormément de temps à expliquer à tous les intervenants du film la direction artistique et le détail des intentions que l'on veut exprimer. En tant que réalisateur, on passe donc par des phases très différentes, parfois très solitaires et très créatives comme l'invention du story-board, parfois très techniques comme l'animation des personnages, et parfois très “managériales” ou plus pédagogiques avec la gestion des équipes.
Notre goût personnel à tous les deux penche à l'évidence vers des rendus traditionnels, très “faits à la main”, très picturaux, et dans un style plutôt beaux-arts que numérique... Grégoire aime dessiner au bambou et à l'encre, moi j'affectionne le pinceau et le dessin “croqué”, et nous n'aimons pas vraiment les styles trop laborieux ou léchés. C'est cette spontanéité que nous voulions conserver dans le film, les moyens numériques étant pris comme des procédés discrets au service de ce travail résolument artisanal.

Grégoire Solotareff :

 Il était important pour moi de rester proche de mon univers habituel. Au niveau graphique nous sommes partis de mon travail à la fois noir, à l’encre, et très coloré avec un trait très rapide, assez naturel. On ne voulait pas de ligne claire. Artistiquement j’ai beaucoup été inspiré par les peintres que j’aime. Ce décor de Bretagne un peu exotique est très proche de Gauguin comme inspiration. La scène dans la cuisine du début du film est totalement volée à Rembrandt. Il y a des images de plage inspirées de Félix Vallotton, des cieux de Magritte. Et puis il y a des clins d’oeil au cinéma, à Godard… Ce que je trouve aussi très réussi dans le film c’est le traitement du rouge, jaune, bleu. Dans énormément de plans on s’est toujours débrouillés pour avoir ces trois couleurs en dominante.

Sur l'animation :

Serge Elissalde :

On a enregistré les voix avant l’animation et on a filmé le jeu des acteurs pour que la gestuelle existe aussi dans l’animation. Les animations étaient dessinées au feutre-pinceau de manière à conserver un fort trait à l'encre, trait que l'on retrouve aussi dans le dessin des décors, eux-mêmes peints à la main sur papier de manière tout à fait classique. C'est ce qui donne la touche réellement picturale au film. C'est seulement à ce stade que les outils numériques entrent en scène, de manière à conserver le plus possible ces effets de matières, ce look “peint”, même lorsqu'il s’agit de rajouter des effets spéciaux ou de compositer les différents éléments disparates entre eux. Un gros travail a en particulier été effectué par mon assistant afin d'obtenir des animations de bord de mer plus proches des références impressionnistes que des sempiternels effets 3D généralement utilisés.

Le gros de l'animation proprement dite a été réalisé dans deux studios étrangers, l'un à Shanghai, l'autre à Kiev, pour des raisons évidentes de coût de production et d'obligation de planning. Ceci dit, le choix du dessin au pinceau n'était pas sans justifier l'entrée en scène d'un studio chinois chez qui les talents en la matière sont plus évidents qu'en France... Mais nous avons aussi eu la joie de pouvoir mettre en place à Angoulême une équipe française d'animateurs à qui nous avons confié certaines des séquences qui nous tenaient le plus à coeur : la scène du baiser entre autres ou celle de la fête nocturne. J'ai moi-même pu animer une cinquantaine de plans du film, histoire de ne pas me rouiller mais aussi d'orienter fortement la qualité et le style d'animation dont je rêvais.

Christophe Jancovic et Valérie Schermann, fondateurs de Prima Linea Productions et producteurs délégués du film :

Valérie Schermann :

Prima Linea est d'abord une agence d'artistes. La struture Prima Linea Productions est une prolongation naturelle. Christophe Jankovic venant du cinéma en prise de vue réelle et moi-même du dessin, nous avons eu envie de faire de l’animation. C’est un domaine où on peut encore être original car finalement il n’y a pas eu tant de films en animation si on enlève les Disney et le cinéma japonais. L’envie de Prima Linea Productions, c’est de faire des films d’animation originaux avec des graphismes, des univers non utilisés jusqu’à présent, créer de nouvelles techniques, de nouvelles façons de produire pour le public adulte d’aujourd’hui, celui de la génération née avec la bande dessinée par exemple. En ce moment, nous produisons Peur(s) du noir, un long-métrage collectif en noir et blanc pour adolescents et adultes. Il regroupe une douzaine d’auteurs graphiques de renom, notamment de bande dessinée.
Le projet de U est antérieur à la production de Loulou. Prima Linea, en tant qu’agent de Grégoire Solotareff, avait envie de produire ce long métrage dont il avait écrit le synopsis. Alors que l’on cherchait le financement, on nous a conseillé de nous faire la main sur un court avant de nous frotter à la production d’un long métrage. Nous avons donc décidé ensemble d’adapter Loulou

Christophe Jancovic :

Avant ce projet, Prima Linea Productions avait une expérience dans des formats de type publicité, habillage TV, web animation, pilotes de séries courtes… nécessitant une grande rapidité d’exécution. Loulou a donc été fait au pas de course (9 mois entre l’idée et le film fini), avec une qualité “cinéma” (haute définition de l’image et son “cinéma”). Puis, dans un deuxième temps, nous avons enchaîné la production de 4 courts-métrages pour compléter le programme diffusé dans les salles de cinéma, également écrits par Solotareff et Fromental, qui ont été, quant à eux, produits en 5 mois… Puis on est tous retournés au projet de long métrage qui, de scénario en scénario, est devenu U.

Quand la conviction d’adopter ce style “très papier” pour U a été acquise, il a fallu construire la logique de réalisation du film en fonction de ces impératifs artistiques. Avec l’arrivée de Serge sur le projet, nous avons mis en place une structure de production et de fabrication dans le but de satisfaire nos exigences artistiques, à savoir une structure qui soit la plus resserrée possible autour des auteurs, évitant au maximum les délocalisations induites par les coproductions. Nous avons alors pris la décision d’installer la production à Angoulême où a commencé un très long (et lourd pour la production) développement artistique et technique indispensable pour ajuster au mieux les conditions de fabrication du film. Serge dans cette phase a notamment montré qu’une animation au pinceau était souhaitable et réalisable même à grande échelle.

Les choix artistiques et de réalisation imposaient une équipe peu dispersée. L’équipe de réalisation a donc été “relocalisée” au maximum dans le studio que nous avons monté à Angoulême où nous nous sommes tous installés. Y ont été réalisés l’ensemble de la préparation comprenant plusieurs mois de travail sur l’animatique et la quasi totalité de la fabrication (les décors, le compositing, le montage, et même une partie notable de l’animation). Mais, pour des raisons économiques, nous avons dû exécuter une partie de l’animation à l’étranger dans les studios Belanim en Chine et Borisfen Lutece en Ukraine, deux petites structures dont les méthodes artisanales étaient compatibles avec ce que nous en attendions. Car justement nous n’avions pas de “gros moyens”, notre budget de 5 millions d’euros se situe dans la fourchette moyenne des longs métrages d’animation européens.

Paul Schmitt - 10/2006
 
Sortie en salles : 11 octobre 2006 - Durée : 1h15 - Réalisateur : Serge Elissalde - Scénario : Grégoire Solotareff - Producteurs délégués : Valérie Schermann et Christophe Jancovic- - Production : Prima Linea Productions, Gebeka Films, Celluloid Dreams Productions, France 3 Cinema