L'Imaginarium du docteur Parnassus
Magicien de l’image, créateur de mondes baroques, auteur de personnages extravagants, Terry Gilliam ne cesse de nous surprendre. Avec son dernier bijou cinématographique, il nous propose un vertigineux voyage dans l’imaginaire, un festival de visions stupéfiantes et d’effets visuels innovants.
Dans les films de Terry Gilliam, il est souvent difficile de faire la part des choses entre réel et imaginaire. Le fantastique jaillit des situations les plus anodines, et les personnages nous surprennent régulièrement. C’est le cas du Docteur Parnassus (Christopher Plummer), le patron d’une troupe d’artistes itinérants qui se déplace de ville en ville à bord d’une improbable roulotte qui fait également office de scène. Suite à un pari remporté contre le diable (Tom Waits) il y a bien longtemps, Parnassus a gagné l’immortalité, mais un pacte avec le démon n’est pas sans risque, et il se retrouve obligé de donner sa fille Valentina en offrande le jour de ses 16 ans. Alors qu’il ne lui reste que très peu de temps, Parnassus se lance dans une folle course contre la montre pour sauver sa fille. C’est alors que surgit un fringant jeune homme, Tony (Heath Ledger), qui va bouleverser la donne…
Terry Gilliam envisageait ce film comme une sorte de résumé de sa carrière, un condensé de tous ses fantasmes et des dizaines de visions qu’il n’avait encore jamais pu exploiter dans un film. Un véritable feu d’artifice visuel et thématique en perspective. Mais si le cinéaste est célèbre pour l’originalité de ses films, il est également réputé pour l’incroyable poisse qui l’accable depuis les années 80. Quel autre réalisateur de son envergure peut « se vanter » d’avoir connu autant de déboires sur des films ? Entre le remontage sauvage de Brazil, le tournage catastrophique des Aventures du Baron de Munchhausen et la mort subite de Don Quixote suite à la blessure de Jean Rochefort, le cinéaste pensait avoir tout vu. Mais avec L’Imaginarium du Dr Parnassus, il a touché le fond : il a tout simplement perdu son acteur principal au beau milieu du tournage. Interprète de Tony et ami du cinéaste, Heath Ledger est décédé en janvier 2008, alors qu’il restait encore plusieurs semaines de prises de vues.


Trois acteurs pour suppléer Heath Ledger
Ce n’est certes pas la première fois que l’acteur principal d’un film décède en pleine production. On se souvient de La Quatrième Dimension (1983), avec Vic Morrow écrasé par un hélicoptère pendant une scène de cascade, ou encore de Brandon Lee, tué par balle sur le plateau de The Crow (1994), ou bien de Tyrone Power, victime d’un arrêt cardiaque sur Salomon et la Reine de Saba (1959).
Cette fois, le hasard a voulu que l’acteur décède lors d’une pause entre deux étapes du tournage. Heath Ledger venait de terminer toutes les scènes londoniennes, et s’apprêtait à filmer les scènes à effets visuels, celles dans lesquelles son personnage passe de l’autre côté du miroir, à Vancouver. Car la grande attraction proposée par le Dr Parnassus, c’est l’Imaginarium, un portail qui vous projette sans prévenir dans votre propre imaginaire. Chacun y voit ce qu’il y apporte, et chaque « voyage » est unique car dépendant de l’état d’esprit du visiteur. Dans cet univers fantasmagorique, tout est possible. C’est l’inconscient du visiteur qui crée le monde qui l’entoure.
Puisque ce monde est totalement imaginaire, Terry Gilliam a une idée de génie : pourquoi ne pas supposer qu’un personnage puisse changer d’apparence à chaque « visite » ? Il pourrait modifier sa physionomie tout comme il modifie l’environnement de l’Imaginarium. De fait, à chaque passage du personnage, Heath Ledger prend successivement les traits de trois autres comédiens : Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell. Trois acteurs qui ont répondu au pied levé au S.O.S. lancé par le cinéaste. Comme Heath Ledger ne devait plus tourner que ces scènes-là, son « remplacement » fonctionne parfaitement dans le cadre du film.
Deux ans et demi de travail
Alors que la mode est plutôt aux cadrages serrés, Terry Gilliam choisit une option différente. Le directeur de la photo Nicola Pecorini précise : « Nous avons essayé de planifier tous les détails à l’avance. Les séquences avec l’Imaginarium, en particulier, ont été découpées plan par plan et cadre par cadre. Terry et moi partageons une vision commune de la mise en scène. Nous utilisons des panoramiques à 360 degrés pour montrer ce qui nous entoure, de cette façon le spectateur a le sentiment d’être vraiment au coeur de l’action. Mais éclairer une scène sur 360 degrés est beaucoup plus compliqué que de la filmer de loin au téléobjectif ! Et nous avons utilisé des objectifs grand angle parce que c’est ainsi que nous voyons le monde. Les humains voient le monde en grand angle, et Terry voulait laisser au public de l’espace et une liberté de regard. Avec le grand angle, vous pouvez choisir ce sur quoi vous focalisez votre attention. A l’inverse, quand vous réduisez la profondeur de champ, vous décidez pour le public de ce qu’il doit regarder. Comme Terry, je n’aime pas trop cette approche, je n’aime pas contraindre le spectateur. »
Et pour visualiser les différents univers de l’Imaginarium, Terry Gilliam n’a pas eu besoin de chercher bien loin. Il est en effet l’un des rares cinéastes à posséder sa propre société d’effets spéciaux, Peerless Camera. Dans le genre, on connaît aussi George Lucas avec ILM, Michael Bay avec Digital Domain, et Peter Jackson avec Weta. Plus discret que MPC, Framestore, Double Negative ou Cinesite, les quatre géants britanniques, Peerless bénéficie d’une aura très particulière puisque sa filmographie remonte à 1976 ! Avec ILM, c’est la plus ancienne société d’effets visuels au monde…
Pilier de Peerless, John Paul Docherty prend en charge la supervision des effets, secondé par Richard Bain. “Le film a été un projet de longue haleine pour moi,” déclare Docherty. “J’ai travaillé dessus pendant deux ans et demi ! Comme vous le savez, il y a eu des interruptions. Heath nous a quittés, mais nous avons aussi perdu William Vince, l’un de nos producteurs. Quand Heath est décédé, la production s’est arrêtée trois ou quatre semaines, le temps que Terry et les producteurs fassent le point. Puis Terry est arrivé avec cette solution miracle : trois acteurs différents pour les trois scènes dans l’Imaginarium. De toute façon, le personnage devait porter un masque pendant la première partie de chacune de ses « visites ». C’était déjà prévu dans le scénario, de même que Heath avait annoncé son intention d’interpréter les trois scènes de façon différente. La substitution s’intègre donc parfaitement dans le film. Ça semble à peine croyable, mais en fin de compte, l’arrivée des trois acteurs n’a pas changé grand-chose. Sur le plan des effets visuels, en tout cas, ça n’a rien modifié. C’était comme si leur arrivée était prévue dans le script depuis le début…”
Des effets stylisés au maximum
La première estimation du nombre de plans à effets visuels s’élève à 250, mais au fil des mois, le total grimpe progressivement jusqu’à 800 plans ! Peerless prend en charge tous les plans à l’exception de la scène où Tony est suspendu à flanc de montagne, un effet confié à Lola VFX à Londres. L’équipe s’efforce tant bien que mal de s’adapter aux exigences peu orthodoxes de Terry Gilliam. Le cinéaste ne veut pas d’effets photoréalistes, alors que toute l’industrie des effets visuels n’a que ce mot à la bouche. Dans une production « normale », les images générées par ordinateur doivent être aussi réalistes que les images photographiques dans lesquelles elles sont insérées. Mais dans L’Imaginarium du Docteur Parnassus, c’est tout le contraire qui est requis !
“Terry voulait absolument que les effets du film se démarquent des réalisations hollywoodiennes de type ILM, avec des images parfaitement réalistes,” explique Docherty. “Selon lui, l’action se déroule dans un monde imaginaire, dans la tête des personnages, et donc, ces visions ne pouvaient pas, ne devaient pas être photoréalistes. Il fallait juste qu’elles soient assez crédibles pour que le spectateur les accepte comme la réalité du personnage. La seule grande scène à effets visuels qui soit traitée de façon réaliste, c’est l’arrivée du Dr Parnassus dans le monastère tibétain, mais cela se justifiait par le fait que l’action survient réellement, ce n’est pas une vision, comme dans l’Imaginarium. Pour le reste, on devait plus s’inspirer de films comme Mary Poppins (Oscar des effets visuels 1964) ou Au-delà de nos Rêves (Oscar 1998) : on y voyait Robin Williams évoluer dans des paysages qui ressemblaient à des peintures vivantes. Nos effets devaient avoir la même qualité picturale.” Une approche inhabituelle pour des graphistes qui ont dû apprendre à oublier certains de leurs réflexes…
Neuf mondes à créer
La particularité des scènes de l’Imaginarium, c’est qu’elles sont toutes totalement différentes les unes des autres. Ce renouvellement permanent du visuel ajoute une masse de travail considérable à l’équipe de Peerless. “En temps normal, il est rare qu’on crée de toutes pièces plus d’un seul monde dans un film,” précise Docherty, “mais là, il fallait en créer huit ou neuf ! Et pour chacun d’eux, on partait entièrement de zéro, rien n’était réutilisable…”
L’apparence de ces univers est définie par Terry Gilliam en personne. Ancien animateur (les scènes animées des Monty Python, c’était lui), il sait parfaitement exprimer sa vision d’un coup de crayon, ce qui s’avère très précieux pour son équipe. Il connaît aussi l’histoire de la peinture sur le bout des doigts, et sélectionne divers tableaux qui illustrent sa pensée. Ces peintures et ses illustrations personnelles – il y en aura au final plusieurs centaines – servent ensuite de base de travail pour développer les différents univers en 3D. Le monde champêtre de Jude Law est ainsi directement inspiré du travail du peintre Grant Wood, dont le tableau « American Gothic » est universellement connu. On y retrouve les mêmes petits arbres arrondis sur des collines bien rondes. De même, le décor de fin du monde, avec ses volcans et sa désolation, renvoie à l’œuvre de Samuel Palmer, tandis que le monde de Colin Farrell fait référence à celui de l’artiste Maxfield Parrish.
Maquettes contre 3D
Alors que la tendance actuelle est au tout 3D, Docherty n’hésite pas à recourir aux effets miniatures pour créer certains décors. Terry Gilliam a toujours aimé travailler avec les maquettes. De plus, cette technique collait mieux avec le modeste budget dont Docherty disposait (ndlr : le budget total du film ne s'élève qu'à $30 millions, léger face aux budgets au-delà des $100-150 millions des blockbusters...). Certains effets impliquaient la destruction d’un décor qu’on ne voyait qu’une seule fois. L’intérêt de la 3D, c’est que les objets peuvent être réutilisés à volonté, le coût initial peut donc être amorti sur un grand nombre de plans. Mais s’il s’agit de modéliser un décor entier pour un ou deux plans, ce n’est pas forcément très rentable. Suivant la scène et l’action, il vaudra peut-être mieux fabriquer une miniature. Sans oublier que selon Docherty, le mélange de techniques traditionnelles et numériques contribue grandement à la réussite des effets visuels dans leur ensemble.
Les scènes de l’Imaginarium sont prévisualisées de la façon la plus poussée qui soit dans les limites des délais imposés. Sur le plateau, l’équipe et les acteurs n’auront devant eux qu’un simple fond bleu. En montrant à l’avance ce à quoi la scène finale va ressembler, la prévisualisation permet un travail bien plus précis. Peerless emploie pour cela tous les éléments à sa disposition, y compris de simples esquisses pour représenter le futur décor. L’objectif était que tous les plans de l’Imaginarium aient un arrière-plan, même sommaire, au moment d’attaquer le montage final. Les scènes avec un acteur sur fond bleu sont en effet le pire cauchemar des monteurs…
Peerless utilise une gamme étonnamment vaste de logiciels. Suivant les plans, les effets sont créés dans Maya, XSi ou Houdini, le rendu assuré dans Mental Ray ou Mantra, et le compositing dans Inferno, Shake ou Digital Fusion. Le type de travail changeait tellement d’une scène à l’autre que l’équipe était obligée d’utiliser les outils les plus adaptés à tel ou tel type d’effet. Ainsi, le logiciel Vue d'E-on Software a été employé pour une séquence, car il se prêtait idéalement à la création du paysage et des nuages que Terry Gilliam recherchait.
Shopping de rêve
L’une des scènes les plus difficiles est celle du voyage dans l'Imaginarium de la femme « accro » au shopping. Son monde intérieur est visualisé sous la forme d’un paysage constitué de chaussures de luxe et d’œufs Fabergé, tous d’une taille gigantesque. “On l’appelait le monde Louis Vuitton !” sourit Docherty. “On a passé un temps fou à choisir les chaussures et les œufs, puis à les modéliser à cette échelle géante. Le rendu était très compliqué à cause des multiples reflets sur ces objets. L’acteur sautait sur des plots montés sur des pivots, ce qui rendait ses mouvements instables. Ces plots ont ensuite été remplacés par des feuilles de nénuphars 3D. Nous avons eu encore plus de difficultés avec le monde de Colin Farrell. Il fallait simuler l’eau en 3D, ce qui est toujours compliqué, mais aussi générer les milliers de feuilles des arbres. Surtout, nous devions transposer sur un plan en perspective les images bidimensionnelles de Maxwell Parrish, notre référence. C’était très complexe, car dès que l’on passait à la 3D, l’image perdait sa qualité, on ne retrouvait plus le style de Parrish. Il a fallu – littéralement – des centaines de versions successives avant de trouver le bon look !”
Après deux ans et demi de travail, John Paul Docherty a le sentiment d’avoir participé à un projet hors du commun. “On a vraiment pris un risque…” conclut-il. “En faisant l’impasse sur le photoréalisme, on pouvait se retrouver avec des spectateurs qui décrochent du film. Mais finalement, ça marche : les effets fonctionnent parfaitement dans le contexte de cette histoire. Par contre, tout le monde n’a pas été sensible à notre démarche, ni au choix audacieux de Terry. Croyant qu’on avait raté notre coup, un critique a qualifié nos effets de « mauvaise 3D ». Celui-là n’a rien compris !"
Alain Bielik – Novembre 2009
(commentaires additionnels et commentaires visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 18 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.