Oceans

Des images superbes, une technique à la pointe, pas de catastrophisme dans le message : Océans a tout pour séduire les spectateurs. Retour dans  les coulisses du tournage avec Luc Drion, chef opérateur.

On ne change pas une équipe qui gagne : après Le Peuple Migrateur (2001), Jacques Perrin et Jacques Cluzaud se sont remis à l’ouvrage sur le thème de l’océan. Résultat : Océans, sorti fin janvier 2010, a réuni plus de 800 000 spectateurs en première semaine, et notre confrère CBO lui prédit une fin de carrière à plus de 3 millions de spectateurs. Océans se veut  un film de sensibilisation plutôt qu’un documentaire marin : pas de commentaires, pas même le nom des espèces filmées, mais un film rythmé par une alternance de plans  (très) larges pour les paysages (notamment la tempête, grandiose) et de plans (très) serrés sur les animaux.
Et la seconde partie du film prend nettement parti, avec  des images dures d’animaux victimes des chaluts, et la vision de ce requin rejeté vivant à la mer, ailerons coupés, et que l’on voit couler sanguinolent jusqu’à toucher le fond… « Image et émotion », c’est bien l’objectif de Jacques Perrin.

 Luc Drion, chef opérateur sur Océans, nous détaille le travail d’équipe sur ce long tournage (4 ans !)

Le parcours de Luc Drion :
« Déjà jeune, j’étais intéressé par la photo, en particulier les reportages, la photo de guerre, etc. j’ai donc fait une année d’étude de photo suivie de trois ans d’école de cinéma à l’Insas en Belgique pour faire du documentaire. A ma sortie en 1977, j’ai commencé à faire de la fiction en grimpant les échelons : 2ème assistant, 1er assistant. J’ai eu la chance de débuter comme cadreur dans le long métrage Toto le héros(1990) de Jaco van Dormael. J’ai finalement refait du documentaire plus tard, et j’ai commencé à travailler avec  Jacques Perrin sur Himalaya, l’enfance d’un chef (1999) dont il était producteur ; notre collaboration s’est poursuivie sur Le peuple migrateur (2001) puis sur Océans. Entretemps, j’ai aussi été directeur photo sur Madame Edouard (2004), une comédie franco-belge de Nadine Monfils. »

Son rôle dans Océans :
« Océans, c’est un travail de 4 ans de 2005 à 2009, dont  un an de préparation, avec prétournage d’entrainement sur le terrain et préparation des outils spécialisés. J’ai d’abord été consultant pour Thetys, la tête gyrostabilisée avec caméra au bout d’un bras articulé, pour faire des essais, plus quelques tournages à l’épaule en 2005.
 

« Le tournage lui-même s’est déroulé de 2005 à fin 2008, suivi d’un an de montage et de postproduction et retournage de quelques scènes complémentaires. Je suis surtout intervenu sur la partie « Extérieurs » du tournage : tempête depuis le bateau, plans de paysages, prises de vues d’animaux en mer comme le saut du requin blanc, le bébé morse, etc. Ces scènes ont souvent été tournées avec un seul assistant depuis un zodiac avec le bras articulé Thetys. La tempête spectaculaire du film combine des prises de vues aériennes et depuis des bâtiments de guerre et des chalutiers, sur mât ou à l’épaule. Au total, ces prises s’étalent sur 3 ans : on a attendu la tempête qu’on voulait un an et demi, et on avait déjà tourné des images pendant un an et demi auparavant. Pour aller chercher beau temps ou mauvais temps, on a utilisé les services de Pierre Lanier, un routeur  basé à Paris et coutumier des courses au large. »

Sa vision de directeur photo :
« J’ai imaginé les animaux comme des personnages pour aborder la demande de façon fictionnelle et chercher les images que les réalisateurs avaient dans la tête. Le challenge ici, c’était surtout l’hostilité du milieu qui demande un fort pouvoir d’adaptation. J’ai cherché des lumières intéressantes à intégrer en faisant des choix de placement, en variant les horaires  pour créer la sensation de temps qui passe. Le travail sur silhouettes aussi était important.
Chaque jour de tournage est différent, et les sentiments sont forts sur un tel tournage : ravissement, étonnement, découverte de soi-même par rapport à des éléments très forts, inhabituels. Par exemple les baleines sautent devant vous comme avant l’apparition de l’Homme. Et puis aussi de la frustration, quand on rate une image ou que la technique vous trahit… »

Le travail des équipes :
« Plusieurs équipes sont intervenues, chacune avec son chef opérateur, en fonction des besoins et des spécialités de chacun. On a travaillé à plusieurs quand c’était possible,  en jouant  sur le contraste intérieur/extérieur, haut/bas pour faire des raccords ensuite comme sur la scène du bébé morse avec sa mère, sous l’eau puis au-dessus. Par contre, les opérateurs sous-marins ont tourné seuls, sinon on se serait gênés mutuellement.
Luciano Tovoli, un directeur photo italien, qui a également supervisé l’étalonnage d’Océans, a travaillé sur la partie fiction : le plan d’ouverture avec les enfants ou la galerie des espèces disparues visitée par Jacques Perrin et son petit-fils dans le film. Cette dernière séquence a été tournée à Cherbourg dans la gare maritime transatlantique avec pour moitié des animaux existants prêtés par des musées et pour moitié des animaux virtuels. On a aussi agrandi virtuellement ce décor qui parait gigantesque dans le film. Tous les VFX ont été gérés par Christian Guillon de l’EST, qui a fait appel aux studios Buf, Mikros Image et Def2shoot.
Deux autres opérateurs plus typiquement animaliers se sont chargés des scènes d’affut : la prédation des bébés tortues par les oiseaux par exemple, ou des orques sur les otaries, généralement filmées avec des grues télécommandées.
La solidarité, entre équipes, entre postes, face aux difficultés logistiques, a d’ailleurs été un des côtés les plus appréciables humainement sur ce film. »

Les outils utilisés
« Les plans de surface ont été filmés en 35mm avec des caméras Arriflex K35 et beaucoup d’objectifs différents : Angénieux 24-290, 17-80, un gros Zeiss Masterprime 410 également. Ces choix de matériel ont été faits en 2005 quand le numérique était moins évolué qu’aujourd’hui, mais de toute façon pour capter les lumières le 35mm reste sans égal. Le numérique n’a été utilisé que pour les scènes sous-marines, avec des caméras Sony 900R, car il offre 40mn d’autonomie contre 5mn en 35mm ; toutes les scènes de ralenti ont néanmoins été faites en 35mm, les solutions numériques n’étant pas au point quand nous avons tourné.
L’objectif de notre travail était d’accompagner le mouvement, d’être au plus proche des animaux, et on a développé des outils spécifiques pour cela. Mon outil de base, Thetys, est un bras articulé monté sur un zodiac avec une tête gyrostabilisée télécommandée. Mon assistant maniait la télécommande, et moi je cadrais à partir du retour vidéo.
Le Birdyfly est un mini-hélicoptère commandé par une équipe spécifique composée d’un chef opérateur et d’un assistant-pilote. Il existait avant le tournage, mais il a été amélioré avec de nouveaux stabilisateurs  et des objectifs cinéma adaptés au Super35 au lieu des objectifs photo précédents. Plus silencieux et discret qu’un vrai hélicoptère, il a permis de s’approcher des animaux en surface comme les baleines.
 

« Pour les tournages sous-marins, les caissons ont été spécialement étudiés quant à leur ergonomie et profilage. Pour filmer de face des dauphins ou thons en pleine course, le chef opérateur Philippe Ros a  utilisé une  torpille équipée d’une tête de caméra numérique (une 950) dans une bulle à l(avant, tractée par le bateau et reliée à lui par de la fibre optique. La même caméra, une 950 adaptée pour mieux rendre les nuances d e bleu, a aussi été utilisée comme « polecam », cad au bout d’une perche fixée sur le côté du navire pour filmer en latéral à 15 nœuds. Par contre, le scooter sous-marin, équipé de deux hélices fonctionnant sur batteries, dispose d’une caméra fixée à l’avant maniée par l’opérateur sous-marin maniant l’appareil à l’arrière. »

La fin de l’aventure
« Il faut reprendre contact avec la réalité à la fin d’une telle aventure, et le monde a changé entretemps, ce n’est pas toujours évident. En revenant, j’ai repris le travail en dirigeant la deuxième équipe sur un long métrage, je vais faire des reportages sur la Coupe de Monde de football, et je compte enchainer sur un projet de long métrage après. »

Propos recueillis par Willy Kuhn, février 2010