Bee Movie

Après Shrek le Troisième, DreamWorks Animation nous propose déjà un nouveau long métrage animé en 3D, Drôle d'abeille (Bee Movie en anglais). Pixelcreation vous entraîne dans les coulisses de ce film en compagnie du réalisateur et du directeur artistique.


Quand un grand comique américain, Jerry Seinfeld, se lance dans l’écriture d’un long métrage d’animation, on peut gager que le résultat sortira de l’ordinaire. C’est le cas avec Bee Movie, dont le titre est à lui seul tout un programme : « Bee » signifie bien sûr « Abeille », mais associé à « Movie », les deux forment alors l’équivalent anglais de « film de série B ». Il fallait y penser. L’histoire est dans la même veine : une jeune abeille particulièrement entreprenante, Barry, est bouleversée d’apprendre que les humains volent depuis toujours le miel des abeilles, et donc, le fruit de son travail et de celui de ses milliers de congénères employés à l’usine à miel. Il décide d’intenter un procès à l’espèce humaine… On le voit, le point de départ est plutôt extravagant, mais il permet de faire passer avec humour et malice un vrai message écologique. Côté coulisses, la réalisation a comporté son lot de défis et de déceptions, comme en témoignent Simon Smith, co-réalisateur (avec Steve Hickner) et Christophe Lautrette, directeur artistique et "Frenchie" exilé à Dreamworks Animation.

INTERVIEW SIMON SMITH, CO-RÉALISATEUR
Pixelcreation : Simon, comment êtes-vous devenu le réalisateur de Bee Movie/Drôle d'abeille ?
Simon Smith : J’ai travaillé plusieurs années avec DreamWorks sur Fourmiz, Shrek et Shrek 2, et déjà comme réalisateur sur Shrek 4-D, la version en relief pour le parc d’attractions Universal. Auparavant, dans les années 90, j’ai fait de l’animation et des effets spéciaux pour des pubs dans des studios londoniens comme The Mill ou Framestore. Au total, 16 ans d’expérience qui m’ont bien préparé à ce job. Aussi, quand j’ai entendu parler du script de Bee Movie, je me suis porté volontaire, et voilà !

Pixelcreation : Et comment avez-vous abordé ce travail et la collaboration avec une vedette comme Jerry Seinfeld ?
Simon Smith : Jerry est un comique très célèbre aux États-Unis. Son émission Seinfeld a rencontré un succès immense à la TV dans les années 90. Jerry est à l’origine de Bee Movie, et il s’est beaucoup occupé de l’aspect comique de l’histoire. Mais dans un film, il faut aussi des personnages dans lesquels le public puisse s’investir émotionnellement. Mon travail ici a été de combiner ces deux aspects et d’en faire un film avec la « patte »  de Jerry Seinfeld.
Nous avons passé deux ans à storyboarder, à faire des dessins préparatoires, et les deux années suivants à produire. Au passage, avec Alex McDowell, chef décorateur, nous nous sommes équipés de tablettes Wacom et le storyboard s’est fait directement en 3D, avec assez peu de dessins « à la main » : c’est plus rapide, on sent mieux les choses, et c’est plus facile ensuite pour les modeleurs.

Pixelcreation : Avez-vous contribué à la vision artistique du film ?
Simon Smith : Oui, bien sûr, cela a été un travail d’équipe à ce niveau. Bee Movie a un parti pris de « réalisme stylisé », à mi-chemin entre Shrek et Madagascar. Vous avez ainsi des formes stylisées, comme les motifs circulaires dans Central Park, et qui sont peintes, pas texturées. Mais l’éclairage de la scène est réaliste, de façon à garder une vraisemblance à cet univers. Le ressort dramatique du film est la collision entre deux mondes, celui des abeilles et celui des hommes. L’intérieur de la ruche, New Hive City, a été le plus difficile à concevoir. C’est un monde organique fait de lignes douces avec des couleurs secondaires et des tons pastel. À l’extérieur, il y a d’abord Central Park : des formes rondes, des couleurs primaires, contrastées et saturées, comme un tableau. Et après, ce sont les rues de New York : un univers de verre, métal et plastique, tout en angles et en formes géométriques, dans des tons assez neutres. Et dans New York, une oasis de douceur : la boutique et l’appartement de Vanessa Bloome.

Pixelcreation : Quels ont été les principaux défis de ce film ?
Simon Smith : D’abord son échelle : 43 décors, 75 personnages qui parlent, des foules, etc. Et la différence de taille entre les deux personnages principaux : l’abeille Barry qui mesure 2 centimètres, et Vanessa avec 1,60/1,70 mètre. Cela rend les mouvements de caméra plus difficiles, surtout que nous n’avons pas voulu assembler les deux personnages comme on le ferait dans un film en prises de vues réelles, mais les cadrer ensemble dans leurs scènes communes.
Le design de Vanessa a pris du temps, car les personnages féminins sont plus difficiles à gérer pour qu’ils restent cohérents au long d’un film. Barry a été plus facile à dessiner, et les autres abeilles ont été extrapolées d’après lui. Pour moi, il y a deux règles principales à respecter pour les personnages d’animation : moins un personnage parle, plus son design peut être excentrique; et les personnages principaux doivent être comiques par l’animation plutôt que par leur design.

INTERVIEW CHRISTOPHE LAUTRETTE, DIRECTEUR ARTISTIQUE
Diplômé de l’École des Gobelins, il débute comme assistant animateur aux studios parisiens de Disney avant d’intégrer Bibo Films où il travaille alternativement comme animateur, dessinateur décors et/ou directeur artistique.
Établi à Los Angeles depuis 1996,  Christophe Lautrette a fait son entrée chez DreamWorks avec le premier film d’animation du studio : Le Prince d'Egypte. Il a contribué, depuis, au développement visuel de plusieurs autres films DreamWorks tels Spirit, L’étalon des plaines, Souris City et, tout récemment, Kung Fu Panda.

Pixelcreation : Vous êtes l’un des nombreux Français de DreamWorks Animation. Quel a été votre rôle sur ce film ?
Christophe Lautrette : J’étais chargé de traduire en images la vision des réalisateurs concernant le look du film. Tout l’aspect visuel était chapeauté par un chef décorateur. D’ailleurs, plusieurs chefs déco se sont succédé sur ce projet. Le design a été assez lent à se mettre en place. C’est lorsque Alex McDowell est arrivé que le projet a vraiment décollé.

Pixelcreation : McDowell est un chef décorateur de long métrage en prises de vues réelles, et même l’un des plus cotés de sa profession (Fight Club, Minority Report,Charlie et la Chocolaterie). Pourquoi DreamWorks Animation n’a pas fait appel à un artiste issu du sérail ?
Christophe Lautrette : Cela avait été le cas au début, mais les réalisateurs n’étaient pas satisfaits du résultat. En faisant appel à un chef décorateur de cinéma, ils pensaient obtenir un regard complètement neuf sur le design du film et trouver ainsi la solution à nos problèmes. C’est ce qui s’est passé. Le seul inconvénient, c’est qu’Alex n’est resté que neuf mois sur le projet, le temps habituel de ses collaborations sur des films en prises de vues réelles. Après son départ, c’est moi qui ai pris la relève.

Pixelcreation : Quels étaient les grandes difficultés sur le plan du design ?
Christophe Lautrette : Le plus difficile a été de concevoir la ruche. Au départ, la moitié du film devait se dérouler dans cet environnement. L’idée était de transposer dans le monde des abeilles toutes les caractéristiques de notre monde. Il a donc fallu concevoir, puis modéliser une quantité phénoménale d’objets, en particulier au niveau du mobilier car au fil de l’action, on découvrait de nombreux intérieurs. Or, à chaque fois, il fallait de nouveaux objets, une nouvelle décoration. Le travail de développement a vraiment été énorme. Finalement, les trois quarts de la séquence de la ruche ont été coupés au montage. Le studio a fait une projection test d’où il est ressorti que le public voulait que les personnages quittent la ruche beaucoup plus tôt. Du coup, une partie de notre travail est passée à la trappe. Dans le montage final, toutes les décorations à l'intérieur des buildings de la ruche sont à peine visibles.
Pixelcreation : Combien de décors avez-vous créé au final ?
Christophe Lautrette : Nous avons conçu, modélisé et texturé 43 décors différents. Mais il faut savoir qu’au départ, le scénario prévoyait pas moins de 60 décors différents ! C’était tout simplement ingérable en 3D. Le scénario a donc été réécrit en conséquence. Mais même avec 43 lieux à créer, nous étions largement au-delà de ce qui se fait habituellement dans ce genre de films. Cela représentait un volume de travail démesuré pour la modélisation et le lighting. D’ailleurs, nous avions 40 lighters affectés à ce projet, ce qui est bien plus que la normale. Nous avions aussi une quarantaine d’animateurs…

Pixelcreation : Quelle est l’approche visuelle pour les décors ?
Christophe Lautrette : C’est simple, il y a deux univers bien distincts que tout oppose : la ruche et New York. Le premier est très organique, en matériaux naturels, tout en rondeur, avec des couleurs chaudes, alors que le second est fait de lignes droites, avec des matériaux dans lesquels le verre et la pierre dominaient. Le contraste doit être le plus saisissant possible. Par exemple, tous les véhicules à l’intérieur de la ruche sont construits autour de formes rondes, alors que ceux de la ville sont tout en angles.

Pixelcreation : Comment s’est déroulé le travail de développement visuel ?
Christophe Lautrette : Les modèles ont été créés directement en 3D dans l’ordinateur. Je ne voulais pas qu’on travaille pendant des mois avec de simples dessins. Chez DreamWorks, nous utilisons un logiciel de modélisation et d’animation développé en interne, mais très proche de Maya en réalité. Sur ce film, nous avons été amenés à modifier notre pipeline de production. En temps normal, on passe du design à la modélisation aux textures, etc., une étape après l’autre. Cette fois, il a fallu faire des allers et retours lors de certaines étapes. Les surfaces de la ruche, notamment, ont été très difficiles à mettre au point. Pour retrouver la texture de la cire, il a fallu mettre au point un shader assez complexe. Celui-ci a été élaboré grâce à une collaboration directe avec les lighters et les texturers. Ces artistes ont travaillé avec moi pour définir ce look très particulier. C’était la première qu’on fusionnait ainsi, entre plusieurs départements.

Pixelcreation : Parlez-nous à présent de la création de Vanessa, l’héroïne du film…
Christophe Lautrette : La première version de ce personnage était trop stylisée. Cela répondait au look choisi pour les textures des décors du monde extérieur. L’idée était de retrouver l’ambiance des illustrations des livres pour enfants. Mais avec Vanessa, ça ne fonctionnait pas tout à fait. Nous avons travaillé pour la rendre un peu plus réaliste, sans rechercher le photoréalisme à tout prix. Ça, c’est très facile. Ce qui est plus délicat, c’est de trouver le bon degré de réalisme par rapport à l’environnement. Nous avons employé une astuce qui consistait à scanner une feuille de papier aluminium, puis à récupérer son grain très fin en baissant l’opacité. Cela nous a fourni une texture de peau idéale !

Pixelcreation : Pour ce qui est des abeilles, est-ce que le design a été compliqué à mettre au point ?
Christophe Lautrette : Oui, parce qu’il a fallu trouver un compromis entre réalisme (il fallait qu’on reconnaisse des abeilles) et stylisation (ce n’était pas un documentaire animalier). Or, les réalisateurs et la production avaient une conception différente du look de ces personnages. Cela s’est traduit par huit mois de travail et quelque 3000 dessins conceptuels ! Le problème, c’était que du look de ces personnages devait découler tout le reste. On ne pouvait pas lancer le développement des décors tant qu’on ne savait pas à quoi allait ressembler les abeilles. Si on choisissait un style organique ou un style cartoon, le reste devait suivre. C’était donc un processus assez particulier. Au final, je trouve les abeilles vraiment réussies, surtout par leur différence avec les humains ; elles ont des formes généreuses, elles sont comiques et très mignonnes a la fois.

Pixelcreation : Vous semblez finalement avoir opté pour un look assez stylisé : les abeilles n’ont que quatre pattes, sont dépourvues d’abdomen, etc.
Christophe Lautrette : Nous avons fait des tests avec des abeilles à six pattes, mais ça ne fonctionnait pas vraiment. Cette paire de pattes supplémentaire n’apportait rien à l’histoire et compliquait inutilement l’animation. Les antennes sont restées, mais pour rappeler qu’il s’agissait bien d’abeilles. Même chose pour les bandes jaunes. D’ailleurs, cet élément caractéristique des abeilles nous a causé de grosses difficultés.

Pixelcreation : Pour quelle raison ?
Christophe Lautrette : Parce que le jaune « s’échappe » très vite vers le rouge ou le vert. Cette couleur possède un spectre très étroit, ce qui fait que l’éclairage de la scène influe énormément sur son apparence à l’image. La moindre imprécision dans l’éclairage et le jaune vire au vert… Il faut donc sans arrêt « réchauffer » le jaune pour le ramener vers le rouge. Cela a été très compliqué.

Pixelcreation : Quel regard portez-vous sur ce projet à présent ?
Christophe Lautrette : On a déjà vu beaucoup d’abeilles 3D dans les clips et la pub, mais jamais au cinéma. Nous sommes donc les premiers en la matière, ce qui fait toujours plaisir. Par contre, le processus de design a été excessivement complexe. Je crois que je n’ai jamais autant travaillé sur le look d’un film. D’autre part, je trouve que le nombre de lieux à créer a engendré une certaine dilution de notre effort artistique. Il y avait tellement de décors à éclairer que nous n’avons pas eu le temps de peaufiner la lumière au maximum au cas par cas. On a du mettre au point un schéma général et l’appliquer à un maximum de décors. Ce sont l’efficacité et la rapidité qui ont primé sur le reste. Malgré tout, nous avons, je crois, récupéré le fruit de nos efforts puisque le film a un « look » unique, en harmonie avec le contenu de l’histoire. L’identité visuelle illustrative a été respectée ; nous avons su éviter le piège du réalisme, ce qui était notre règle d’or !

Alain Bielik, décembre 2007
(interview Simon Smith et légendes des visuels : Paul Schmitt)

Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue d’effets spéciaux S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 1991. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.