Gravity

Un nouveau monument de la SF dans lequel 3D et effets visuels se conjuguent à la perfection pour donner naissance à une expérience immersive hors du commun.

On parle de Life of Pi pour son usage créatif des effets visuels, de 2001 Odyssée de l’espace pour son message philosophique, d’Avatar pour l’influence qu’il va sûrement avoir sur l’industrie du film : Gravity est LE film de l’année 2013.

Un astronaute, une scientifique, l’espace, l’accident, la lutte pour la survie… À partir de ce point de départ (basé sur des faits scientifiques), le réalisateur Alfonso Cuaron a réussi un authentique exploit cinématographique, l’un de ces films qui réinventent un genre et établissent une nouvelle référence, comme Avatar avait pu le faire en 2009. Cuaron a été encore plus loin que James Cameron dans la difficulté puisqu’il cumulait trois handicaps majeurs : une action qui se déroule entièrement en apesanteur, des plans séquence extrêmement longs quasiment incompatibles avec les effets visuels, et enfin, la présence permanente des vrais acteurs (Sandra Bullock en particulier) à l’image (là où les Na’vis de Pandora étaient complètement virtuels). Pour y parvenir, il faudra inventer des techniques de tournage inédites, et surtout, mettre au point un processus de production unique en son genre.

26 décembre 2013: ndlr: en cadeau de Noël (et pour mieux rester présents en vue des Oscars?), Warner a oublié un making-of de 5' Pour Gravity où on voit en particulier l'usage de la Lightbox et Sandra Bullock tournant "en apesanteur":

Apesanteur et espace, vedettes de Gravity
Premier défi, la simulation de l’apesanteur. Dans la plupart des films du genre, l’absence de gravité ne semble jamais naturelle, on « sent » les câbles qui soutiennent les acteurs, on devine les contraintes invisibles que leur corps subit. Seul Ron Howard a réussi à nous convaincre avec Apollo 13. Il faut dire aussi que le cinéaste a pris la peine de tourner dans la désormais célèbre « Vomit Comet », cet avion de la NASA qui enchaîne les périodes de vol en chute libre pour recréer artificiellement l'état d'apesanteur sur ses passagers. Impossible de faire plus réaliste : les acteurs étaient réellement en apesanteur !

Malheureusement, le procédé n’était pas envisageable pour Gravity. La phase de chute libre ne dure au mieux qu’une vingtaine de secondes, ce qui limite le temps effectif de chaque prise de vues à cinq ou six secondes. Rédhibitoire pour un cinéaste qui privilégie les plans séquence. Et quels plans séquence ! Celui qui ouvre le film ne dure pas moins de 13 minutes. Pendant tout le temps, la caméra passe de plans larges à des gros plans, d’un personnage à l’autre, d’une action à l’autre, comme si un caméraman s’efforçait de suivre la catastrophe en direct, le tout avec une fluidité et une lisibilité confondantes. On assiste à un véritable ballet entre la caméra, les personnages et le décor.
Tour de force technique et artistique, ce plan sera certainement étudié dans les écoles de cinéma pendant les décennies à venir.
“Je voulais créer un instant de vérité, un moment où nous suivons un événement en temps réel,” explique le réalisateur. “Dans un découpage traditionnel, j'ai parfois l'impression que l’alternance de points de vue entraîne un décrochage des personnages par rapport à l'environnement. Dans cette scène, je voulais que l'environnement soit aussi important que les personnages.” D’autres plans clés du film durent six, huit, voire dix minutes. À l’arrivée, ce long-métrage de 1h31 ne comporte que… 156 plans !

Pour réussir ce tour de force, Alfonso Cuaron fait appel au superviseur des effets visuels Tim Webber, pilier de la société Framestore à Londres. Celui-ci avait déjà accompli des miracles sur les plans séquence des Fils de l’Homme, leur collaboration précédente. Après de nombreux tests, Webber propose d’utiliser une technique hybride pour toutes les scènes spatiales : filmer les vrais Sandra Bullock et George Clooney, ne conserver que leur tête à l’image, et ajouter l’environnement en animation 3D. Pendant les prises de vues, l'acteur ou l’actrice restera au même endroit, c’est la caméra qui simulera sa position et son déplacement dans l’espace. En théorie, le processus permettra de conjuguer le meilleur de chaque technique : le réalisme absolu du vrai visage et la flexibilité d’un environnement généré en images de synthèse. Un environnement, station spatiale incluse, qui se veut réaliste, pas futuriste, et que Framestore modélise avec comme références les nombreuses vidéos de navettes américaines et de la station spatiale internationale ISS.

L’invention de la Light Box
Reste à trouver comment filmer l’action. Le plus difficile est d’obtenir la bonne lumière sur les comédiens lors la prise de vues. Si l’angle d’éclairage ou l’intensité lumineuse n’est pas « raccord » avec l’arrière-plan, le composite ne pourra pas fonctionner. Or, dans la scène d’ouverture en particulier, la source d’éclairage varie considérablement suivant la position du personnage. À certains moments, c’est le soleil qui l’éclaire, à d’autres c’est la Terre, à d’autres encore, ce sont des débris enflammés, tout ça sur un personnage qui tourne dans tous les sens… En plan par plan, cela n’aurait rien de très compliqué, mais en plan séquence de 13 minutes, ça tourne au casse-tête quasiment insoluble.
Le chef opérateur Emmanuel Lubezki propose d’éclairer Sandra Bullock à partir d’écrans LED capables de diffuser des images de l’environnement qui aurait été pré-animé par ordinateur. De la sorte, l’actrice pourrait rester immobile et la lumière changeante simulerait son déplacement dans l’espace. Lubezki fait fabriquer la « Light Box ».

Installée sur une plate-forme surélevée sur le plateau R des studios londoniens de Shepperton, la Light Box mesure 6 m de long sur 3 m de large. D'un côté, un escalier menait à une porte coulissante donnant accès à l'intérieur, tandis que, de l'autre, un portique reliait la structure à sa propre "mission de contrôle", autrement dit une équipe de techniciens spécialistes d'effets visuels postés derrière leurs écrans d'ordinateurs. La lueur émanant des écrans était la seule source lumineuse – à l'exception de la Light Box – autorisée sur le plateau.
La structure de la Light Box était adaptable : on pouvait ainsi resserrer les parois, abaisser le plafond ou modifier la configuration du sol. Certains panneaux étaient même installés afin de pouvoir s'ouvrir ou se fermer.
L'intérieur de la Box comportait 196 panneaux, de 60 cm sur 60 cm, équipés de 4096 ampoules LED, capables de projeter n'importe quel faisceau lumineux, de quelque couleur que ce soit, et de le modifier à volonté.

"Les LED fonctionnaient comme les pixels d'un écran de télé ou d'ordinateur", note Tim Webber. "Ce qui était formidable avec la Light Box, c'est qu'elle nous a non seulement permis de faire des réglages de lumière qu'on n'aurait pas pu effectuer autrement, mais qu'elle nous a aussi permis d'apporter des nuances subtiles aux éclairages, en pouvant jouer sur les couleurs et les effets de texture".
Du coup, n'importe quelle image pouvait être projetée sur les murs, qu'il s'agisse de la Terre, de la Station spatiale internationale (ISS), ou des étoiles les plus distantes, "offrant aux comédiens le point de vue de leur personnage", poursuit Webber. "L'objectif était d'avoir la bonne luminosité sur leur visage, mais, en outre, cela leur fournissait des références visuelles fort utiles".

Une caméra robotisée filme au travers d’une ouverture dans la Light Box, son mouvement étant lui aussi programmé au millimètre. À l’intérieur, Sandra Bullock est sanglée avec un harnais et ses mouvements sont chorégraphiés précisément, en accord avec la programmation du harnais et de la séquence d’allumage des LED. Elle se retrouve éclairée à 360° par une lumière qui reproduit exactement le plan en continu. Lorsque le personnage voit la Terre sur sa droite, l’actrice est éclairée par l’image du globe terrestre. Et lorsqu’elle pivote sur elle-même sans pouvoir s’arrêter, c’est l’image projetée qui simule le mouvement en tournant autour d’elle sur les écrans LED. De même lorsqu’un personnage apparaît tête en bas, c’est la caméra qui filme à l’envers, et l’acteur semble flotter naturellement dans l’espace. Le résultat, une intégration parfaite entre le premier plan et l’arrière-plan.

La prévisualisation ultime
Pour que le système fonctionne, il faut que tout l’environnement du film soit prévisualisé en 3D avec une précision jamais vue dans le genre. D’ordinaire, la prévisualisation n’est qu’un guide, une référence pour l’équipe. Ici, elle est la « bible », car c’est cette même animation qui assurera la lumière de la scène et qui gérera le mouvement de la caméra. Chaque plan est donc soigneusement préparé sur ordinateur. La position du personnage par rapport au soleil et à la Terre, son angle par rapport à la caméra, son déplacement dans l'espace, le mouvement de la caméra, la focale, les distances, etc., le moindre détail est programmé à l'avance.

Comme l’actrice ne bouge pas dans les plans, c’est tout le dispositif qui doit se déplacer autour d’elle. Un travail d'une grande précision qui durera plus d'un an.
En réalité, c'est comme si Alfonso Cuaron réalisait une version entièrement animée de son film. Pour le réalisateur, c'est le moment des grandes décisions, car une fois le plan validé, il ne pourra quasiment rien changer au moment du tournage. Chaque modification impliquera une reprogrammation du dispositif. Malgré tout, l’équipe de Framestore prévoit une marge de manœuvre, par exemple pour allonger ou raccourcir un plan lorsque Sandra Bullock estime devoir jouer la scène plus vite ou moins vite.

Comme une marionnette
Pour les scènes d’apesanteur à l’intérieur de la station spatiale, Sandra Bullock est suspendue par un système élaboré par le superviseur Effets spéciaux Neil Corbould : un système révolutionnaire de 12 câbles pouvant être manoeuvré manuellement ou par télécommande à l'aide d'une réplique miniature informatisée de ce mécanisme unique. Les douze câbles étaient suspendus par un système complexe de poulies, surnommé "la tête", et chacun d'entre eux était équipé de son propre moteur et de son cabestan, sorte de bobine ou d'enrouleur. Les câbles étaient ensuite fixés à un harnais en fibre de carbone extrêmement fin, sculpté pour épouser le corps de Sandra Bullock et susceptible d'être porté sous un débardeur et des shorts sans que cela se voie. Trois câbles étaient attachés à chacune de ses épaules, et six autres de part et d'autre de sa taille, afin qu'elle puisse être suspendue dans les airs sans effet de balancier.

Dix mois après le début de sa fabrication, ce système complexe de 12 câbles a été muni de servomoteurs autonomes capables de propulser Sandra Bullock dans n'importe quelle direction ou de l'incliner vers le haut ou vers le bas. Le dispositif pouvait la faire se déplacer jusqu'à 75 m/seconde, même si, par mesure de sécurité, les moteurs étaient programmés pour se couper automatiquement si le système s'emballait ou imposait une torsion trop importante au corps de l'actrice.

Sandra Bullock devient dès lors une véritable marionnette humaine animée par le haut soit par un robot préprogrammé, soit par des marionnettistes professionnels. De longues répétitions permettent à l’équipe de synchroniser les mouvements au point de parvenir à faire littéralement « flotter » l’actrice. Les câbles et les supports seront ensuite effacés de l’image.

Sur le plan technique, Framestore profite de l’occasion pour basculer son pipeline de rendu sur Arnold, un logiciel dont la spécialité est le rendu basé sur une reproduction hyperréaliste de la réalité. Un choix technique audacieux – l’équipe n’avait jamais utilisé le logiciel auparavant – et qui a nécessité l’écriture de 71.000 lignes de code informatique pour adapter le software aux besoins du projet. Grâce à ce nouveau pipeline, le directeur de la photographie Emmanuel Lubezki a pu éclairer chaque plan du film comme s’il disposait de projecteurs dans l’espace. C’est lui qui a supervisé en personne le processus, pas l’équipe de postproduction, ce qui explique sans doute la splendeur visuelle du film et son homogénéité. Une chose est sûre, Lubezki et Webber font déjà figure de grands favoris pour les Oscars techniques de 2014…

ALAIN BIELIK, Octobre 2013
(Commentaires additionnels et visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 22 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.