Jusqu'au bout du monde

Un film monstre dans lequel Johnny Depp et ses amis mènent la danse face à Davy Jones et son Hollandais Volant. Cette suite directe de Pirates 2 bénéficie de 2000 plans à effets spéciaux concotés par ILM !

 

Le 25 février 2007, Davy Jones et l’équipage entièrement virtuel du Hollandais Volant rapportaient à Industrial Light and Magic un Oscar bien mérité des Meilleurs Effets Visuels. Avec Pirates des Caraïbes 2, la firme de George Lucas mettait fin à 12 ans de vache maigre du côté des statuettes dorées. Sous la supervision de John Knoll (trilogie Star Wars), le studio a réussi à créer 946 plans d’une extrême complexité en seulement cinq mois. Des délais on ne peu plus serrés qui ont conduit la société à finaliser deux fois plus de plans par semaine que sur les Star Wars. De fait, le projet s’est avéré si colossal que, durant les deux derniers mois de production, la totalité des ressources humaines et techniques d’ILM a été affectée exclusivement à ce projet. Une telle mobilisation totale du studio ne s’était pas produite depuis… 1983 et Le Retour du Jedi !
Jusqu’au bout du monde est la suite directe du film précédent. Les amis de Jack Sparrow se rendent « jusqu’au bout du monde » pour tirer le pirate du Purgatoire où il erre depuis sa capture par le Kraken. Une fois réuni, le groupe rassemble les grands chefs pirates de la planète pour affronter Lord Beckett, l’impitoyable directeur de la Compagnie des Indes qui fait régner sa loi sur les océans grâce à Davy Jones et au Hollandais Volant. Depuis qu’il a récupéré le cœur du pirate maudit, il le tient à sa merci. La grande confrontation finale aura lieu en pleine mer, au cœur d’un gigantesque maelström…

Course contre la montre
ILM croyait avoir connu les pires délais de son existence avec le second film, mais Pirates des Caraïbes 3 s’avérera encore plus impitoyable en la matière : trois mois de postproduction pour réaliser pas moins de 752 plans. Qui plus est, la moitié de ces plans reposait sur des techniques qui restaient à mettre au point ! Sur Pirates 2, le grand défi avait consisté à créer le personnage de Davy Jones et son équipage, et accessoirement de donner vie au Kraken. Mais sur Pirates 3, ILM doit créer une véritable bataille rangée entre les pirates virtuels de Davy Jones et des pirates interprétés par des acteurs bien réels, le tout sur deux galions plongés dans un maelström tourbillonnant sous une pluie battante…
Vu la difficulté de ces scènes, John Knoll décide de partager la supervision du projet avec Charles Gibson, qui l’avait déjà secondé sur Pirates des Caraïbes 2. Gibson se chargera entre autres de superviser les quelque 1300 plans confiés à d’autres sociétés, dont CIS Hollywood, The Orphanage, Asylum ou encore, Digital Domain. À ILM, 200 artistes travailleront à plein temps sur le projet, accumulant les heures supplémentaires et les week-ends travaillés pour essayer de boucler le film dans les temps. Bien qu’impressionnante, cette équipe ne représentait en fait que la moitié des artistes dont Knoll avait disposé sur le film précédent. En effet, cette fois, l’équipe doit partager les ressources du studio avec Transformers, Harry Potter et l’Ordre du Phénix, et Evan Tout-Puissant. Une situation qui ne fera qu’accroître la difficulté du projet.

Davy Jones et les pirates 3D
Pour créer Davy Jones et son équipage mi-hommes, mi-créatures marines, le travail suit un schéma classique : à partir de dessins conceptuels (que vous trouverez dans le diaporama ci-joint), les modèles 3D ont été créés dans Maya en incluant autant de détails que possible dans la géométrie des modèles. Puis un seul rig a été mis au point pour l'ensemble des pirates.
Pour l'animation, Knoll reprend la technique de capture de mouvements qui a si bien fonctionné sur le second film. Baptisé iMocap, le procédé consiste à filmer les interprètes des personnages virtuels dans les décors réels, à l’aide de caméras vidéo synchronisées avec la caméra 35mm principale, mais placées selon des angles différents. En comparant les différences de parallaxe entre le point de vue de chaque caméra, un logiciel spécifique est capable de reconstituer le mouvement des squelettes en trois dimensions. Pour faciliter cette triangulation, les acteurs portent des justaucorps de couleur grise – la couleur dominante des marins du Hollandais Volant – munis de petites sphères de repérage (voir visuels dans le diaporama). Ces mouvements sont reportés sur les modèles 3D, lesquels sont ensuite incrustés dans les plans à la place des acteurs réels. Pour Davy Jones, les yeux étant repris de ceux de l'acteur, il a fallu lui mettre un maquillage avec des points de tracking autour des yeux (et de la bouche pour l'animation labiale), mais ILM a aussi tracké son regard pour mieux « coller » au jeu de l'acteur.

 

Grâce à cette technique, les personnages peuvent être filmés dans les conditions réelles de tournage, y compris dans l’eau, sous la pluie, etc., avec les autres acteurs. Du coup, le chef opérateur n’a pas besoin de « deviner » l’action 3D pour éclairer le décor. De son côté, le monteur ne se retrouve pas, pour une fois, en train de monter la scène à partir de plans montrant un décor vide. Surtout, la présence de tous les interprètes se traduit par une vraie spontanéité dans les échanges entre les personnages 3D et ceux interprétés par les acteurs, une qualité qui avait souvent fait défaut à la nouvelle trilogie Star Wars, par exemple.
Dans les deux films, les personnages ont été créés et animés dans Maya, puis retravaillés dans le logiciel maison Zeno et dans zBrush. Le lighting se compose d'une source principale et de maps d'environnement. Comme pour tout le reste du projet, le rendu a été assuré dans RenderMan, et le compositing dans Shake.

Objets de toutes les attentions, les 46 tentacules de Davy Jones sont réalisés à l’aide d’une simulation de corps rigides modifiée. Seuls 5% des mouvements sont animés à la main pour des mouvements spécifiques, comme dans la scène où Davy Jones joue du piano avec une partie de ses tentacules, lesquels sont alors animés « a la mano ». Chaque tentacule est doté de joints « motorisés », entre huit et trente selon la longueur de l’appendice, qui peuvent être manipulés de façon individuelle ou se plier à la simulation globale. Celle-ci inclut des paramètres très particuliers, comme le fait d’obliger les ventouses d’un tentacule à rester collées quelques fractions de seconde sur leur point de contact, ce qui reproduit le comportement des vrais tentacules de pieuvres.
Dans Pirates 3, la simulation est rendue beaucoup plus complexe par le fait que la séquence finale se déroule dans une tempête, avec le personnage balayé par des vents violents. Plus d’une douzaine de simulations différentes s’avèreront nécessaires pour animer les différentes parties mobiles du personnage : les tentacules, la longue veste, la chemise à jabot, le pantalon bouffant, les amas d’algues sur le corps, etc.
Davy Jones n’est certes pas le seul personnage virtuel à intervenir dans la longue bataille finale. Ce sont 26 pirates 3D qu’ILM doit animer de la même façon : iMocap pour la gestuelle et les attitudes, animation en keyframe pour le visage et certains mouvements, simulations multiples pour les vêtements et autres éléments.

La bataille dans le maelström
Tous ces personnages interviennent dans une séquence ahurissante de 20 minutes comprenant à elle seule plus de 300 plans à effets visuels. Au cours de cette scène, un maelström de deux kilomètres de large se forme entre le Black Pearl des héros et le Hollandais Volant de Davy Jones. Plutôt que de le contourner, les deux navires s’élancent dans le tourbillon à la poursuite l’un de l’autre, échangeant des bordées de canon avant de finir par un abordage mutuel.

Lorsque John Knoll découvre les story-boards, il se demande comment il va bien pouvoir créer de pareilles images dans des délais aussi courts. La scène exige une accumulation de simulations comme jamais personne n’en a tenté : le maelström, les vagues, l’écume, les gerbes d’eau, les embruns, la pluie, la brume, l’eau ruisselant sur les navires. À cela il faut ajouter la vague d’étrave des galions, leur sillage, les voiles et le gréement battants au vent, les tirs de canon et leur panache de fumée, les mats et les vergues éclatant sous les tirs ennemis ; sans oublier les dizaines de pirates animés en 3D et bénéficiant de leurs propres simulations. Ouf !
Au départ, Knoll pense que des shaders appliqués à une géométrie en forme d’entonnoir suffiront, mais les premiers tests révèlent que la résolution n’est pas suffisante. Seule une simulation à très grande échelle était en mesure de générer le maelström exigé par le scénario. Heureusement, ILM bénéficie d’un partenariat exclusif avec le très prestigieux département d’infographie de l’université de Stanford. Toutes les technologies développées au sein de ce laboratoire sont disponibles pour ILM en vue d’une application pratique sur un projet donné. Il y a quelques années, ILM et Stanford ont ainsi mis au point le simulateur de fluide peut-être le plus avancé du marché, PhysBam. Utilisé pour la première fois sur Harry Potter et la Coupe de Feu (pour l’apparition du navire dans le lac), le système a été largement mis à  contribution avec le raz-de-marée de Poseidon et les scènes marines de Pirates 2. Pour Jusqu’au bout du monde, ILM devra aller beaucoup plus loin.
Excessivement complexe car tridimensionnelle, la simulation du maelström comprenait le tourbillon liquide, les données de vitesse des différents composants, ainsi que deux couches d’animations de particules. La première générait les embruns et les gerbes d’eau à la surface de l’eau, tandis que la seconde créait les bulles d’eau sous la surface, ainsi que l’écume qu’elles produisaient en éclatant à l’air libre. Générées par un logiciel interne à ILM, toutes ces particules suivaient le mouvement circulaire de la simulation globale. Une fois celle-ci au point, l’équipe était capable de placer la caméra dans n’importe quelle position par rapport au maelström. Bien entendu, chaque plan nécessitait de nombreux ajustements pour que l’animation fonctionne parfaitement, mais cette simulation globale permettait de servir de base au plan

Galions réels et virtuels
Toutes les scènes montrant les navires en mer sont réalisées à l’aide d’énormes miniatures dépassant sept mètres de long. Mais pour la scène du maelström, la nature de l’environnement et la complexité des mouvements de caméra rendent leur utilisation impossible. Les navires sont donc créés en 3D à partir de modèles qui avaient été conçus pour les besoins de Pirates 2. Ils sont animés séparément du maelström, de même que la vague d’étrave, le sillage, les vagues s’abattant sur la coque, l’eau ruisselant sur les voiles et la coque, ainsi que les embruns, la brume, etc. Il aurait été trop compliqué de gérer ces simulations en même temps que celle du tourbillon liquide.
La première étape consiste à animer la trajectoire des navires 3D au sein du maelström. Ensuite, les directeurs techniques récupèrent cette animation et ajoutent les différentes simulations, en allant des éléments les plus lourds aux plus légers. La première simulation concerne le tangage du navire, la suivante gère les oscillations des mâts, puis c’est au tour du claquement des voiles, et enfin des innombrables cordages. Les simulations de fluides sont traitées séparément, tout comme celles des personnages animés en 3D. Chaque simulation est pré-calculée de façon individuelle pour faciliter le rendu final.
Au plus fort de la production, ILM devra gérer la somme phénoménale de 103 téraoctets de données pour ce seul projet. Installé en 2004 dans le tout nouveau bâtiment d’ILM à San Francisco, le réseau informatique possède une capacité de stockage de 250 téraoctets et autorise les transferts de données jusqu’à 11,38 téraoctets par seconde. Le soir, les 2000 processeurs des stations de travail des artistes viennent s’ajouter aux 3000 processeurs AMD de la render farm pour générer quelque 100.000 heures de calcul cumulé par nuit ! Sans cette puissance de calcul jugée unique au monde, ILM n’aurait jamais pu réaliser 752 plans aussi élaborés en l’espace de trois mois à peine. Un exploit technique et humain qui pourrait bien valoir à ILM un nouvel Oscar des meilleurs effets visuels.

Alain Bielik,  juin 2007

Alain Bielik est le fondateur et le rédacteur en chef de la revue d’effets spéciaux S.F.X.