Black Swan

Un thriller psychologique  filmé de main de maître.

Daren  Aronofsky revient en force en combinant cinéma d’auteur et thriller horrifique pour filmer une descente aux enfers des plus intimistes. Les très hautes pointures de l’équipe technique et du casting ne sont sans doute pas étrangères au sentiment de perfection qui domine l’œuvre du début à la fin.

Le cinéma américain a toujours eu cette formidable capacité à livrer une critique juste et consciente de la société dont il est issu. On peut citer au cours de ces dernières années Million Dollar Baby (2004) de Clint Eastwood et The Westler (2008) -film précédent du même Aronofsky- qui témoignaient déjà de cet impitoyable champ de bataille des ambitions que sont les Etats-Unis d’Amérique, au cœur d’une société où le culte du succès livre les individus à la concurrence de tous contre tous. A défaut de boxeurs ou de catcheurs, c’est cette fois dans l’univers plus glamour des ballets new-yorkais que se déroule Black Swan.

Synopsis: Nina, ballerine au New York City Ballet, décroche le rôle principal pour interpréter le Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Mais là où son tempérament innocent et plutôt frigide la qualifie en toute grâce pour jouer le cygne blanc (ou « Reine des cygnes »), les choses se compliquent quand le directeur artistique de la troupe Thomas Leroy (un Vincent Cassel assez ambigü) lui demande d’interpréter également le cygne noir.
Là réside tout le dilemme,  cet animal sombre fait de ruse et sensualité symbolise l’opposé de ce que sont Nina et le cygne blanc. Une actrice peut-elle jouer un rôle sans le vivre totalement ou son interprétation implique-t-elle la transformation ? C’est autour de ce passage du blanc au noir que  se noue l’intrigue du film, ce dernier étant construit  sur le modèle d’une tragédie qui  met en image le sacrifice du corps au service de son art. Le personnage de Nina doit en plus faire face au spectre de la fin de carrière (que symbolise le personnage déchu de l’ex-danseuse étoile Beth, puis secondairement la mère de Nina qui a abandonné la danse pour élever sa fille) et à la rivalité induite par une nouvelle arrivante : la fascinante Lily (Mila Kunis), qui, elle, apparaît comme l’incarnation parfaite du cygne noir. Son côté sombre fascine bientôt Nina qui s’y abandonne peu à peu jusqu’à la métamorphose finale et les conséquences qu’elle implique.


Voyage au bout de la schizophrénie.

Basée sur une histoire originale d’André Heinz, Aronofsky déclare avoir eu ce projet en tête depuis l’époque où il travaillait sur Requiem for a Dream (2000), le film avec Jared Leto en jeune junky rapidement devenu culte chez les jeunes. Egalement co-scénarisé par John Mc Laughlin et  Mark Heyman (déjà présent au générique de Requiem…) l’histoire était censée se passer à Broadway. Pour des raisons personnelles, Aronofsky l’a délocalisé au New York City Ballet. Le tournage s’est ainsi déroulé principalement à l’extérieur du Lincoln center où réside ce même ballet, puis s’est étalé à New York, principalement à Manhattan et au Performing Art Center de la State University of New York. D’où une esthétique aussi proche de l’art déco, comme le rappelle le style très constructiviste de certaines affiches du film (à voir sur notre blog ici)

Daren Aranofsky et Natalie Portman unissent ainsi leurs talents pour livrer un thriller psychologique unique en son genre. C’est en quelque sorte un sentiment à la fois de cinéma fantastique auquel le cinéaste s’était initié avec The Fountain (2006) et de cinéma indépendant que représentait The Westler, qui ressort de Black Swan. Tout comme le personnage de Mickey Rourke, Nina la ballerine utilise son corps comme moyen d’expression et elle est prête à payer le prix que requiert la perfection. Natalie Portman ayant pratiqué la danse classique dans son enfance, s’est en plus entraînée pendant dix mois au ballet classique et a ainsi effectué 90% des scènes de danse là où la plupart des ballerines ont commencé à pratiquer dès leur plus jeune âge. Le reste n’a pas non plus été laissé au hasard car une des premières décisions d’Aronofsky fut de recruter le ballet new-yorkais  du chorégraphe Benjamin Millepied, danseur mondialement connu. Côté interprétation, la jeune actrice révélée par Besson dans Léon (1994) affiche  à 29 ans autant de maturité qu’une artiste en fin de carrière. Peu de comédiens ou comédiennes peuvent se targuer d’une telle expérience à un si jeune âge, et de cette force de talent et de travail que Aronofsky avait repérée longtemps auparavant pour interpréter son personnage principal.

Jeux de miroir : la conception visuelle
Avec son équipe, Darren Aronofsky a entremêlé deux concepts visuels : le portrait brut et réaliste, caméra à l’épaule, des coulisses du ballet, et une série d’images plus effrayantes et surréalistes, pleines de miroirs et d’apparitions étranges de doubles qui brouillent les contours de la réalité..
La caméra-épaule d’Aronofsky  danse ainsi autour de cette artiste pour accompagner sa descente aux enfers. Il faut  souligner ce style documentaire, voire cinéma vérité, assez nouveau pour un thriller psychologique et diablement efficace. « J’avais le sentiment que filmer caméra à l’épaule nous aiderait à entrer dans le monde du ballet, comme cela nous a aidé à monter sur le ring avec les catcheurs de The Westler. La caméra danse et tourbillonne autour des acteurs. Elle saisit de près l’énergie, la sueur, la douleur et leur talent » explique ainsi Aronofsky. Utilisant  des angles de vue originaux, la construction visuelle du film s’appuie sur des plans serrés sur le visage et corps des danceurs (et particulièrement pieds et jambes) pour mieux en souligner la tension.  
Les miroirs jouent également un rôle majeur dans la construction visuelle du film : « Dans le monde du ballet, il y a des miroirs partout, mais je voulais aller encore plus loin sur le plan visuel, explorer le sens profond du miroir et du reflet, montrer ce que cela signifie vraiment de regarder dans un miroir. Dans le film, les miroirs jouent un rôle très important dans la compréhension du personnage de Nina, chez qui la notion de double et de reflet joue un si grand rôle. » Les miroirs dévoileront aussi les visions de Nina, devenant ainsi des fenêtres ouvertes sur son monde intérieur qui bascule dans la folie.

Le réalisateur cite Repulsion (1966) et le Locataire (1976) de Roman Polanski comme influences pour construire son ambiance ultra-oppressante, parfois même à la limite du supportable. Les décors mêlent la vieille Europe d’où est issu le Lac des Cygnes et l’atmosphère contemporaine du New York où il se joue : des contrastes du fastueux auditorium au lugubre métro de nuit. Noir, blanc, gris et rose dominent à la fois les décors et les costumes qui ont été confiés aux très célèbres stylistes de mode Kate et Laura Mulleavy. Au fur et à mesure que Nina gagne en sensualité et marche vers l’obscurité du cygne noir, le rose se fane au profit du gris et l’environnement s’assombrit.


VFX : quand la peur donne des ailes au  cygne noir Natalie Portman

Mais que vaudrait cet énorme travail de production dans tous les départements sans son équivalent en post-production ? Si certains s’étonnent de la nomination de Black Swan au BAFTA des meilleurs effets spéciaux et visuels (ndlr : un award finalement remporté par Inception),  c’est tout simplement que ces derniers  font preuve d’une discrétion exemplaire et s’intègrent parfaitement dans la trame du film.
Look Effects, studio basé à Los Angeles et New York,  a effectué la plupart  des animations et effets visuels: des ailes de cygne en 3D au simple maquillage numérique (voir making-of vidéo en bas de page). Dan Schrecker, collaborateur de longue date d’Aronofsky (le duo avait déjà travaillé main dans la main sur Requiem for a Dream et The Fountain) a ainsi supervisé les 240 plans nécessaires à la création de ce somptueux univers visuel, le tournage en caméra épaule impliquant perfection et invisibilité dans les effets spéciaux.
Le plan le plus mémorable est sans conteste la transformation de Nina en cygne noir au cours de laquelle des ailes lui poussent le long des bras dans un enchevêtrement visuel parfaitement continu. La scène est en fait un mélange d’action réelle, de capture de mouvement et de modélisation 3D. Tout d’abord le design a été très travaillé en pré-production suivant la volonté du réalisateur qui voulait une transition anatomique complète  entre un corps humain et un corps de cygne. L’équipe s’est donc procurée un squelette de cygne qui a ensuite été scanné et modélisé en 3D.  Ensuite, à l’aide des maillages 3D, les animateurs ont travaillé à la simulation de la transition vers un squelette humain. Des recherches ont été faites pour déterminer comment la structure anatomique de bras humanoïdes pourrait se métamorphoser en structure ailée. Dans un souci de détails, de nombreux autres ajouts comme les plumes et les pores ouverts de la peau ont été effectués en compositing. L’idée d’un long cou de cygne leur a même également effleuré l’esprit, mais cela aurait sans doute un peu gâché le plaisir esthétique que procure la vue de Natalie Portman...
 Les modeleurs et compositeurs se se sont donc contentés de quelques plumes implantées le long du cou, provoquées par la poussée des ailes, en utilisant le logiciel Maya pour leur création. Les textures, elles, proviennent de photos de cygnes blancs ensuite assombries sous Photoshop. Les simulations d’ombres et de lumières ont ensuite été effectuées sous Shadermap et animées en partie sous After Effects, avant d’être importées dans Maya.
Pour l’animation elle-même, la société new yorkaise Curious Pictures a installé son matériel de capture de mouvement au sein même du New York City ballet pour filmer un danseur en action à l’aide de 24 caméras Vicon. Les quelques imprécisions de capture ont ensuite été améliorées en trackant les mains du danseur, ces quelques difficultés techniques étant compensées par l’authenticité offerte par la capture de mouvements d’un véritable ballet.
L’animation, le compositing et les corrections colorimétriques effectuées, il ne manquait ensuite plus qu’à incruster le public dans l’auditorium. Le plan final a été rendu sous Mental ray.

Look Effects a également été sollicité pour des effets plus discrets comme nettoyer numériquement le sol de la scène lors de la séquence d’ouverture, et le rendre plus lisse, plus brumeux, comme un lac. Ou encore tracker et animer le tatouage sur le dos de Mila Kunis lors de la scène très « hot » avec Natalie Portman. Un designer fut chargé de dessiner un tatouage de cygne sous différentes positions à raison de six moments clefs, et un morphing entre ces six dessins suffit à animer l’animal.
Une autre utilisation de l’outil numérique a consisté à gommer le caméraman reflété à plusieurs reprises dans les miroirs figurant dans les scènes de répétition du ballet. Cela permet d’ailleurs une composition très poussée de certains plans, le réalisateur pouvant travailler sous n’importe quel angle désiré sans se soucier du reflet de l’équipe technique. Un autre travail sur les miroirs, tout aussi délicat, fut de changer le reflet de Nathalie Portman dans la scène où Nina se voit se gratter jusqu’au sang l’arrière de l’omoplate. La scène a été filmée devant un miroir puis  le véritable reflet gommé et remplacé par Nathalie Portman se grattant, prise sur fond vert.

A l’issue de la projection de Black Swan, c’est effectivement un sentiment de perfection qui domine l’esprit : le thème semble d’ailleurs obséder autant le réalisateur que le personnage principal de son film. Ce dernier se referme sous la résonance du mot « perfect » dans un enchaînement visuel et sonore lui-même parfait. Ayant fait l’ouverture du festival du film de Venise, la projection s’est clôturée par une standing ovation mémorable. En lice  pour cinq oscars dont celui du meilleur film, l’œuvre magistrale de Daren Aronofsky a de quoi mettre ses concurrents au pas.

Willy Kuhn, février 2011