Anonymous

Qui aurait cru que le cinéaste bourrin de Independence Day pourrait un jour signer un film subtil et raffiné comme cette évocation de la vie de William Shakespeare ? Roland Emmerich surprend son monde en misant sur la discrétion à tous les niveaux, y compris côté effets visuels, même si la reconstitution de Londres est à couper le souffle.

Depuis toujours, les reconstitutions historiques au cinéma reposent sur deux techniques : d’une part des décors et des costumes d’époque pour les plans serrés sur les acteurs, et d’autre part des effets visuels pour les plans larges. Jusqu’à tout récemment, les vues d’ensemble sur une ville historique étaient réalisées à l’aide de matte-paintings – qui obligeaient la caméra à rester statique, ou bien en filmant des miniatures – qui limitaient l’espace reconstitué. Pour Anonymous, Roland Emmerich ne voulait d’aucune de ces limitations. Son idée était filmer le Londres des années 1580- 1600 comme si la ville avait été encore présente aujourd’hui, en la survolant à partir d’un hélicoptère, ou bien en effectuant de grands panoramiques aériens. À ces yeux, c’était le meilleur moyen de rendre la ville plus réaliste. En la filmant sans contrainte, il la rendait réelle.
Cette mission, il l’a confié à son complice de toujours, Volker Engel, superviseur des effets visuels de quasiment tous ses films depuis Moon 44 il y a 22 ans. En 2000, Engel s’est associé avec Marc Weigert pour fonder Uncharted Territory, une petite structure à l’efficacité redoutable. C’est ainsi que deux artistes du studio ont réussi à produire 200 plans pour 2012. Une efficacité qui sera bienvenue sur Anonymous, film au budget bien moindre que celui de 2012 ou Independence Day.

Les outils innovants d’Uncharted Teritory

Une grande partie des effets visuels d'Anonymous repose sur l’utilisation intensive d’un nouvel outil du logiciel de compositing Digital Fusion, à savoir World Position Pass. L’idée est de modéliser un environnement en 3D, puis de réaliser un rendu sur une seule image, ce qui est relativement rapide. Ensuite, l’image est importée dans Fusion où World Position Pass permet de la retravailler dans les trois dimensions. Des centaines d’éléments sont ajoutés dans le plan, mais en 2D, ce qui accélère le processus de manière radicale. De même, les panoramas sont le plus souvent créés par projections d’image sur des géométries, et non pas par un rendu en full 3D. Seul bémol, la technique fonctionne seulement quand le mouvement de caméra est limité, mais c’était le cas la plupart du temps sur ce film.

Lorsque le plan implique de survoler la ville, Uncharted Territory travaille en full 3D dans 3DS Max avec rendu dans VRay. Pour les maisons, l’équipe modélise dans leur logiciel propriétaire OGEL (anagramme de LEGO !) dix rez-de-chaussée différents, dix étages, et dix toits. En combinant ces architectures et en variant les couleurs, des milliers de maisons différentes sont créées. L’assemblage est assuré automatiquement par un outil développé spécialement pour l’occasion. Une fois finalisées, les bâtisses sont disposées sur un plan d’époque de la ville.

Le Londres d’Elisabeth 1er dans les années 1580-1600
De fait, Londres se présente dans Anonymous exactement sous son apparence de l’époque élisabéthaine à la fin du XVIème siècle, avant que le grand incendie de 1666 fasse tout disparaître, ou presque.

Des milliers d’éléments animés sont intégrés dans le panorama pour animer la cité. Les feuilles de chaque arbre se mettent à bouger (en simulation et en key-frame), le linge vole aux fenêtres, des chats marchent sur les toits, des animaux parcourent les rues, etc. Les Londoniens vaquent par milliers à leurs occupations tous animés en motion capture dans Massive, avec simulation de tissus pour le costume, car selon Volker Engel : « Même si les personnages ne font que quelques pixels sur l’image, cela fait une différence si vous ajoutez une simulation de vêtements.  Dans une reconstitution historique comme Anonymous, le niveau de tolérance du spectateur est plus bas que dans un film à grand spectacle comme 2012 ; le moindre détail qui cloche peut briser l’ambiance ». Enfin, des centaines de colonnes de fumée sont créées en animation de particules dans Fusion.
Pour la Tamise, l’équipe travaille de trois manières différentes. Selon les plans, il s’agit d’un vrai cours d’eau intégré en 2D, d’une projection en 2D ½ d’images d’un cours d’eau réel, ou bien d’une simulation en full 3D. Et une fois le fleuve créé, il faut encore s’occuper des embarcations, des dizaines de navires qui voguent sur les eaux ou qui tanguent à quai. Les navires sont créés en 3D et texturés par des images de bâtiments réels, ou bien représentés par des miniatures filmées sur fond vert. Le sillage et les reflets sont générés en 2D lors du compositing.

C’est au prix de tous ces efforts que le Londres virtuel deviendra à l’écran la capitale grouillante de vie qu’elle était à l’époque. Jamais la ville britannique époque Renaissance n’avait semblé aussi vivante, aussi réelle. Il faut dire aussi que Uncharted Territory y a mis les moyens : certains plans ont exigé un an de travail !

Parallèlement, l’équipe s’attache à créer des extensions de décors qui vont prolonger par ordinateur les décors réels : Tour de Londres, palais royal de Whitehall, théâtres de la Rose et du Globe, résidence du comte d'Oxford. Le plus souvent, les acteurs jouent la scène devant un décor minimaliste qui ne comprend que quelques accessoires : des caisses au sol, un porche, un pan de mur… Assez pour que les interprètes puissent se repérer et que l’équipe de Uncharted Territory puisse caler l’environnement. Chaque fois qu’il le peut, Roland Emmerich n’hésite pas à ajouter du brouillard ou bien de la pluie dans les plans afin de simplifier la scène, et de réaliser des économies. S’il pleut derrière une fenêtre, c’est aussi parce que le cinéaste voulait ainsi occulter le panorama et investir l’argent dans les plans qui en avaient besoin.

Au final, Uncharted Territory livrera quelque 300 plans, la plupart indétectables à l’écran et remarquablement évocateurs du Londres du XVIe siècle. L’originalité de ce studio est aussi l’interactivité directe avec le réalisateur. Au lieu de passer par le superviseur et les chefs de département, l’information est transmise en direct par le réalisateur au graphiste responsable du plan. Roland Emmerich a ainsi passé des heures devant les stations de travail pour peaufiner les plans. Un vrai plus pour la motivation des artistes. Le résultat, c’est qu’il n’a fallu que 29 graphistes pour réaliser ces 300 plans…

Alain Bielik, janvier 2012
(commentaires visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 20 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.


Galeries a voir sur les mêmes sujets:

Autres films de Roland Emmerich:

>> 2012

>> 10 000 BC