Ex Machina

Un huis clos angoissant à souhait, dont l’héroïne est un robot aux allures de femme fatale.

Difficile aujourd’hui d’innover en matière de robot au cinéma. Depuis la Maria de Metropolis, toutes les variations ont été proposées, avec quelques looks qui ont marqué le genre à jamais : Gort dansLe jour où la Terre s’arrêta, Robbie dans Planète Interdite, C3-PO dans les Star Wars, ou encore l’endosquelette des Terminator. Pour s’éloigner du look « machine » façon Transformers, certains ont trouvé des solutions originales, comme James Cameron avec le robot polymorphe de Terminator 2 ou le designer Patrick Tatopoulos avec les androïdes fluides et élégants de I, Robot.

Nul doute qu’Ava, l’héroïne robotique d’Ex Machina, va entrer dans ce panthéon des figures majeures du genre. Il faut dire que le réalisateur Alex Garland et son équipe ont imaginé un look absolument unique, mélange d’organique et de high tech qui s’avère redoutablement séduisant à l’écran.

Dans Ex Machina, Ava est un robot conçu par Nathan, un génie qui dirige l’une des entreprises les plus puissantes au monde. Mélange de Steve Jobs, de Bill Gates et de Mark Zuckerberg, ce chef d’entreprise superstar fait appel à Caleb, un jeune informaticien surdoué pour tester sa dernière création, Ava, une intelligence artificielle installée dans un corps robotique féminisé.

Ava, robote humaine et sexy
La conception visuelle d’Ava a été élaborée par l’illustrateur de bandes dessinées Jock à partir de références proposées par le réalisateur Alex Garland. “Chris Cunningham a réalisé une vidéo pour Björk dont je me suis beaucoup inspiré,” souligne Alex Garland. “Il y a également l’androïde de Metropolis qui est devenue une icône, mais on voulait arriver à quelque chose qui fonctionne en soi, indépendamment de ces multiples références. La difficulté était qu’Ava devait être suffisamment « humaine » et « sexy » pour séduire Caleb, mais qu’elle reste malgré tout une machine. L’équilibre entre les deux a été très délicat à trouver. Jock a proposé une première esquisse d’Ava qui comprenait des parties en métal doré. Elle ressemblait à la cousine de C3-PO ! La révélation est venue avec l’utilisation d’une sorte de maillage métallique qui dessine les formes. Comme une toile d’araignée qui, selon l’éclairage, permet de distinguer son squelette interne ou, au contraire, de faire ressortir la ligne de sa poitrine, de sa nuque ou de son bras. Autrement dit, le look général restait indubitablement artificiel, mais la silhouette était celle d’une très belle jeune femme.”

Une actrice complétée en 3D en postproduction
Dès le départ, Alex Garland a décidé que le robot serait interprété par une actrice, Alicia Vikander, et non pas animé en 3D. “Tout le film repose sur les dialogues entre les personnages. Les échanges de regard et les interactions étaient donc essentiels à la réussite dramatique du projet. Dans ces conditions, il me semblait évident qu’Ava ne devait pas être un personnage animé par ordinateur.” La solution a consisté à conserver certaines parties du corps d’Alicia Vikander dans la version finale du robot. Le reste a été créé en 3D par Double Negative sous la supervision d’Andrew Whitehurst.

Après une longue période de test, Alex Garland a choisi de ne remplacer que les bras, les jambes, l'abdomen, le cou et l’arrière de la tête de la comédienne. Les mains et le visage n’ont pas été retouchés afin de ne pas altérer l’interprétation originale. Les épaules ont également été conservées, cette fois pour des raisons pratiques. Le remplacement en 3D s’annonçait déjà très difficile, il n’était pas nécessaire de le compliquer davantage encore en obligeant l’équipe à gérer l’articulation très complexe de l’épaule. Pour faciliter le tracking, le costume de l’actrice intégrait des bandes horizontales qui marquaient la séparation entre corps réel et modèle 3D.
 

Modélisation hyperréaliste du corps humain
Le processus a commencé par un scan 3D du corps d'Alicia Vikander, ce qui a permis d’obtenir le volume dans lequel il fallait travailler. Ensuite, les modeleurs se sont attachés à créer les centaines de pièces individuelles qui devaient apparaître en transparence sous le maillage. La consigne était d’éviter à tout prix le design « robotique ». Les modeleurs avaient même pour consigne de ne jamais regarder d’images de robots, qu’il s’agisse de robots réels ou de personnages de cinéma. Leur inspiration est venue d’autres domaines, comme les suspensions des Formule 1 ou la structure des VTT, mais aussi de l’art, avec les sculptures au style très épuré de Constantin Brancusi.

Pour qu’Ava puisse bouger comme un être humain, elle devait disposer du même squelette et de la même structure musculaire. Chaque muscle humain apparent a donc été reproduit sous la forme d’un muscle synthétique effilé. Celui-ci a ensuite été intégré dans un rig qui le déclenchait automatiquement en fonction de la position du corps. Pour que les mouvements des muscles soient plus lisibles à l’écran, chaque élément a été enveloppé d’un maillage métallique qui accrochait la lumière. La moindre contraction se traduisait par un jeu de lumière qui renforçait la crédibilité de l’ensemble.

Contrairement à beaucoup de robots 3D au cinéma, Ava a été conçue de manière totalement réaliste sur le plan physique. Double Negative a modélisé des articulations qui fonctionnaient réellement. Le squelette et les muscles bougent les uns par rapport aux autres sans jamais s’interpénétrer. Les modeleurs 3D le savent bien : rien de plus facile que de tricher sur l’assemblage d’un robot animé en 3D – plus il y a de pièces, moins cela se voit ! Cet effort s’est avéré payant lorsqu’il a fallu imprimer en 3D toutes les pièces afin de réaliser un robot « réel » en cours de construction pour une scène dans le laboratoire. Signe que le modèle 3D était bien né, les pièces réelles ont été assemblées sans qu’aucun ajustement ne soit nécessaire. Tous les éléments s’emboîtaient à la perfection.

Pour les textures, l’équipe a utilisé des éléments existants dans la réalité : acier, aluminium, chrome… Tirés des vrais matériaux, ces shaders constituaient un bon signal de la qualité de la lumière. S’ils ressortaient d’un rendu avec un aspect qui n’était pas celui du matériau réel, c’était qu’il y avait un problème dans l’éclairage.

Tracker une voire plusieurs Ava
Une fois le modèle 3D finalisé, la mission la plus délicate de Double Negative a été d’assurer le tracking des plans. Les parties animées en 3D devaient être calées à la perfection sur le corps de la comédienne. Au moindre décalage, l’illusion serait rompue. La mission était grandement compliquée par trois choix artistiques d’Alex Garland. Le premier, c’était la longueur des plans. Certains durent jusqu’à 1600 images, ce qui représentait un défi colossal pour l’équipe de tracking. Le second, c’était la nature du décor, des pièces largement vitrées, séparées par des cloisons vitrées, et munies de miroirs… Cela impliquait de traiter non seulement Alicia Vikander, mais aussi tous ses reflets, lesquels étaient le plus souvent déformés. Dans certains plans, il y avait pas moins de cinq Ava à traiter dans l’image ! Le tout était rendu encore plus complexe par le fait que l’action était filmée en Panavision 2.35.1, soit avec des optiques anamorphiques qui se caractérisent par des déformations dans les coins…

Troisième difficulté, inattendue celle-là, la nature de l’action, très statique. Dans une grande partie des plans, Ava ne fait que parler à Caleb sans se déplacer. Or, ce type de tracking est bien plus difficile à réaliser que celui d’un personnage en train de bouger. Il faut en effet repérer – et reproduire – les infimes mouvements qu’une personne immobile effectue en permanence. À l’arrivée, un extraordinaire défi pour l’équipe de tracking, avec des plans nécessitant parfois des semaines de travail.

Chaque plan a été filmé en double : une prise avec Alicia Vikander, et une autre, sans motion control, avec le décor vierge. La deuxième prise permettait à Double Negative de récupérer l’arrière-plan afin de l’incruster en transparence au travers du maillage 3D d’Ava. Pendant les prises, la caméra principale était secondée par une ou deux caméras témoins placées sur le côté. Ces dernières étaient destinées à fournir une perspective différente sur la comédienne. En analysant les différents points de vue, l’équipe était ensuite en mesure de déduire la position d’Alicia Vikander dans l’espace, et donc, de caler à la perfection les éléments 3D sur son corps. Chaque plan a été complété par une prise en HDR du décor, de manière à éclairer l’animation 3D avec une lumière basée sur l’image réelle (rendu RenderMan).

Le détail qui fait la différence
La partie la plus subtile du projet a consisté à ajouter des micromouvements sur les filaments et autres éléments souples qui apparaissaient au travers du maillage. Indétectables à l’œil nu, ces animations infimes se sont révélées être indispensables : au cours de la postproduction, un plan est sorti par accident du rendu sans ces microanimations, et l’équipe a tout de suite remarqué que quelque chose n’allait pas. Ava manquait de vie, mais personne ne comprenait pourquoi. Ce n’est qu’après vérification que Double Negative a compris que le problème venait de l’absence de ces animations secondaires. Personne ne les remarquait à l’écran, et pourtant, c’était elles qui donnaient à Ava son étincelle de vie…

ALAIN BIELIK, Juin 2015
(Commentaires visuels: Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 23 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.