L Illusioniste

Sylvain Chomet  met en scène Tati dans les années 50 : un nouveau chef d’œuvre de finesse  et d’animation traditionnelle à savourer.

Le scénario de L’Illusioniste est de Jacques Tati lui-même : à la fin des années 50, l’arrivée du rock démode les numéros traditionnels de music-hall. Le héros, un illusioniste plus très jeune, doit s’exiler jusqu’au fond de l’Ecosse pour gagner sa vie. Il y rencontre Alice, une jeune fille naïve qui le prend pour un vrai magicien et le suit dans ses pérégrinations. Il la gâte mieux qu’un vrai père et saura même s’effacer quand Alice tombera amoureuse de leur jeune voisin.

Redécouvert par Sylvain Chomet grâce à Sophie Tatischeff, fille de Tati, ce scénario sert de base à un long métrage d’animation pour adultes avec trois fils conducteurs : le personnage de Tati lui-même, réinterprété par Sylvain Chomet, le thème des relations père/fille et enfin la nostalgie d’une époque, la fin des années 50 symbolisée par la fin de l’âge d’or du music-hall. L’Illusioniste est clairement destiné aux adultes, et n’aura peut-être pas le même appel que les Triplettes de Belleville (2004), son succès planétaire. Mais la trame en est subtile, à la hauteur de Sylvain Chomet qui joue à merveille  de tous ces registres.

Cinq ans de production à Edimbourg…
Sylvain Chomet découvre le scénario de L’Illusioniste alors qu’il se rend à Cannes à la première mondiale des Triplettes de Belleville : «L’Illusioniste a été écrit par Tati entre 1956 et 1959. L’histoire évoque l’irrémédiable passage du temps et j’ai parfaitement compris pourquoi il ne l’avait pas portée à l’écran. Elle était beaucoup trop proche de lui, comme une lettre d'amour à sa fille. Il préférait se cacher derrière la silhouette de M. Hulot, et à la place, il décida de faire Play Time.» Avec le soutien de la famille Tatischeff (vrai nom de Tati, fils d’émigrés russes), et en particulier de Jérôme Deschamps , neveu de Tati, Sylvain Chomet écrit l’histoire, rajoute des personnages (le lapin, le clown, le ventriloque), transpose l’intrigue en Ecosse et part avec sa femme s’installer à Edimbourg en 2004 pour y monter un studio d’animation, Django Films. Le producteur Bob Last se joint à eux, et le studio compte bientôt 80 personnes. «Il n'y avait pas assez d'animateurs à Edimbourg pour satisfaire les exigences de Sylvain, raconte Paul Dutton, directeur de l’animation.  Nous avons donc dû visiter de nombreuses villes avant de constituer notre équipe. Certains étaient des animateurs de la vieille école possédant 40 ans d’expérience. D’autres, de jeunes diplômés qui conduisaient des bus en Allemagne pour joindre les deux bouts en raison du manque de travail. Finalement, nous avons réuni une équipe de 80 personnes dans le studio principal et par la suite, plus de 100 personnes supplémentaires travaillant dans d’autres studios sont venues en renfort, pour aider l’équipe principale.»

… en animation traditionnelle…
Pour Sylvain Chomet , la référence reste les films d’animation  Disney: « Les Aristochats (1970) et particulièrement Les 101 Dalmatiens (1961) bénéficient de toute l’énergie et la «rugosité graphique» des dessins réalisés à la main, qu’on ne peut tout simplement pas obtenir en employant l’animation en images de synthèse. Je tenais absolument à ce que le film soit dessiné à la main parce que cette technique lui donne un charme plus aérien et garantit que l’histoire soit un plaisir de tous les instants pour l’oeil, même dans les moments sans action. À mon avis, la force de la 2D, c’est qu’elle palpite, qu’elle est imparfaite, tout comme la réalité. Les imperfections sont importantes quand vous travaillez sur une histoire dont les personnages sont des êtres  humains. Elles ajoutent au réalisme des scènes et les rendent plus convaincantes. »
Le premier travail du personnel de Django Films a consisté à créer un “animatique“ (storyboard filmé) de l’ensemble du scénario, afin de fournir des références de dessins. Une fois l’animatique achevé et les lignes narratives et artistiques bien établies, les animateurs se sont vus confier des personnages spécifiques. Le producteur Bob Last explique : «En raison de la complexité du jeu de chacun de nos personnages, nous avons dû trouver des moyens de partager le travail par personnage et action plutôt que par plan, ce qui est la méthode habituelle. Par exemple, Laurent Kircher, qui avait déjà travaillé sur Les Triplettes de Belleville, était le principal animateur du personnage de Jacques Tati. Même si cela a créé des problèmes logistiques qu’il a fallu gérer, le niveau de précision des détails de l’animation du personnage de l’illusionniste a pu atteindre une qualité exceptionnelle.»

Laurent Kircher s’est imprégné des films de Tati pour mieux  recréer la gestuelle de Tati : « L’anatomie des mains de Tati devait être exacte et maîtrisée pour me permettre d’animer les scènes de son numéro de magie. Les tours de prestidigitation ont ainsi fait l’objet de recherches particulières. L’une des scènes les plus difficiles à dessiner a été la séquence de l’ivresse parce qu’il n’existait pas de référence de ce type dans ses films. Une autre difficulté tenait au fait que Tati ne raconte jamais de blague dans ses films. Ce n’est pas ce qu’il dit qui est drôle, mais les situations dans lesquelles il se retrouve. Tati garde un visage impassible et ne s’exprime que par ses gestes. J’ai dû faire beaucoup d’essais pour restituer son art du mime dans les postures de son personnage dessiné. » Mais Sylvain Chomet ne voulait pas copier servilement le Tati réel : « J’ai dit aux animateurs «Attention, l’illusionniste, ce n’est pas M. Hulot. Apprenez quand même à le faire bouger de cette façon- là, puis réduisez les choses de moitié, et vous aurez à peu près le personnage de  l’illusionniste.» Pour le reste, nous n’avons pas utilisé de références réelles.. La seule scène dans laquelle nous  avons utilisé une référence vidéo, c’est celle de la danse  folklorique dans le pub écossais. Les mouvements étaient tellement complexes que nous  avions besoin de guider les animateurs. Mais paradoxalement, les scènes les plus difficiles sont les scènes les plus longues avec un seul personnage, parce qu’on ne regarde que ce personnage et qu’il doit jouer juste»
L’animation des personnages secondaires est confiée au studio Neomis à Paris, studio fondé par des anciens de Disney et déjà à l’œuvre sur Asterix et les Vikings entre autres.

… avec un design épuré…
Sylvain Chomet a lancé un autre défi à son équipe d’animateurs : «Quand vous pensez au format de l’animation, vous vous souvenez des scènes courtes avec beaucoup de mouvements de caméra, puisque les personnages bougent sans cesse pour remplir l’écran et divertir le public. Pour L’Illusioniste, je voulais que la caméra soit placée à la hauteur du regard, en plan large, comme quand on regarde quelqu’un sur scène au théâtre. De cette manière, vous vivez l’histoire avec les personnages, comme si vous étiez à leurs côtés, dans la même pièce. Le public peut aussi apprécier la profondeur des décors et a le temps d’observer les détails des arrière-plans."
Le graphisme des décors rappelle les Triplettes de Belleville, mais en plus sobre, plus épuré. Les décors au trait sont faits sur papier, comme les dessins d’animation des  personnages, et ensuite, ils sont scannés et coloriés à la palette graphique. Django films garde les passages importants, mais doit sous-traiter le reste à Guy Movie au Vietnam et au coréen Sunwoo.

… et un zeste de 3D.
La ville d’Edimbourg devient un personnage à part entière avec ses lumières changeantes recréées grâce au compositing. Le directeur artistique Bjarne Hansen a rassemblé une énorme documentation sur l’aspect de la ville dans les années 50, et le studio La Station a modélisé en 3D le centre ville, « The Royal Mile », avec tous ses monuments. Campbell Mc Allister, responsable de l’animation 3D « Ce décor convenait parfaitement à ma scène  favorite : le survol final de la ville. C’est la  séquence la plus complexe du film : elle débute par un cadre presque statique et devient un plan où la caméra agit comme si elle était fixée sur une fusée, afin de filmer des vues  aériennes d‘Edimbourg. J’ai produit de nombreuses versions de cette séquence…
La 3D a été utilisée surtout en complément, afin de gagner du temps pendant la réalisation de certains éléments. Campbell McAllister explique : «Mon travail a consisté à adapter de nombreuses prises de vue utilisant la 3D, afin qu’elles puissent s’intégrer à la 2D. La plupart des accessoires sont en 3D, comme la voiture et le chariot de Tati. Ils auraient été impossibles à dessiner à la main avec autant de détails,  particulièrement en perspective et en mouvement. Par exemple, le volant de la voiture est en 3D mais les mains du conducteur sont en 2D. Il y a donc eu beaucoup d’allers-retours entre le dessin à la main et les procédés liés aux images de synthèse.»

L’Illusioniste est clairement  un film d’animation différent : un film d’émotion et d’évocation, loin des comédies qui dominent le genre. Un défi parfait pour Sylvain Chomet, lui qui refuse les formats prédéfinis et a l’ambition d’explorer de nouveaux territoires pour l’animation.

Paul Schmitt, juin 2010

Autres galeries à voir sur les mêmes sujets :

>> Expo des dessins préparatoires de Sylvain Chomet pour l'Illusioniste