La Belle et la Bête

Un amour de légende magnifié par les effets visuels.

Oui, ils ont osé ! Revisiter l’un des plus beaux et des plus célèbres films de l’histoire du cinéma français. La Belle et La Bête de Jean Cocteau est plus qu’un long-métrage, c’est un monument de notre culture nationale.

Aujourd’hui, cette histoire revient sur les écrans sous la houlette de Christophe Gans, surdoué de la caméra et cinéphile acharné. L’idée, c’est d’adapter le long texte original et non pas le bref conte sur lequel Cocteau a basé son film. La différence entre les deux sources est suffisante pour que les deux adaptations aient chacune leur identité.

Sur le plan visuel, Christophe Gans choisit un style à la fois féerique et symbolique, proche des expérimentations graphiques de Michael Powell sur Les Chaussons Rouges ou Les Contes d’Hoffmann. Il s’attache aussi à mélanger techniques traditionnelles, technologie numérique, et approche primitive de la mise en scène : “Forcément, quand on voit mon film, on s'attend à ce que le visage de la Bête, les géants de pierre, les éléments très ouvertement imaginaires soient en images de synthèse. Mais en fait, la végétation, les arbres, le cheval qui tombe, etc., ce sont également des effets visuels, et eux, pour le coup, sont quasi invisibles.”

Création de la Bête

Élément central du film, la Bête a fait l’objet de toutes les attentions. La difficulté était de créer un être a priori effrayant, mais qui ne soit pas un « monstre ». “J’ai essayé d’en faire une créature magnifique, et en même temps pathétique,” explique Gans. “Il fallait évidemment qu’il soit séduisant à sa façon, puisque l’hypothèse centrale du film, c’est que Belle va tomber amoureuse de sa personnalité, de sa noblesse, mais aussi de son physique. Parce qu’il n’a pas une tête ordinaire, la Bête compense par sa façon de s’habiller, de parler, de se déplacer. Tout doit dénoter chez lui un grand contrôle dans les gestes et les manières.”

Pour concevoir l’apparence du personnage, Christophe Gans s’est tourné vers le designer Patrick Tatopoulos, un Français qui s’est fait un nom à Hollywood avec les décors de Independence Day, Dark City, I Robot, ou Total Recall, et les créatures de Independence Day, Godzilla, ou Underworld. Le deux hommes avaient déjà collaboré sur Silent Hill en 2006. “Pour la Bête, Christophe voulait un look intemporel, une créature d’inspiration mythologique,” raconte Tatopoulos. “Elle devait être majestueuse, élégante, racée, mais en même temps menaçante, voire terrifiante selon la situation. Il fallait aussi créer une certaine ressemblance avec Vincent Cassel, intégrer ses caractéristiques physiques, sa personnalité. L’une de mes idées a été de baser le look de la Bête sur un lion. C’est un animal majestueux, mais qui peut devenir effrayant.

Nous avons eu l’idée de nous inspirer non pas de l’animal en lui-même, mais de la représentation stylisée que les sculpteurs du XIXe siècle en ont faite. On peut voir cette interprétation mythologique dans le Lion de Belfort, par exemple. L’idée était d’avoir un personnage qui puisse courir à quatre pattes, puis se redresser soudain et écraser Belle de toute sa hauteur. Ce concept d’animal quadrupède est devenu un élément essentiel car le tronc allongé donnait une allure plus bestiale au personnage.”

VFX : made in Québec
Une fois le design validé, sa création a été confiée au superviseur des effets visuels Louis Morin (The Fountain, Source Code, Sur la route), un Québécois dont Christophe Gans avait remarqué le travail sur Mr. Nobody, l’un de ses films de chevet. Si c’est un Canadien qui a chapeauté le projet, c’est que la quasi totalité des effets visuels a été réalisée dans ce pays. “Honnêtement, nous n’aurions jamais pu faire le film en France ; pas pour ce prix-là, (ndlr : 45 millions d’euros)” raconte Morin. “En allant à Montréal, la production bénéficiait d’abattements fiscaux qui permettaient d’avoir un budget VFX nettement plus important. Le film comporte environ 800 plans à effets visuels.”

Oblique Studio s’est chargé des effets de la Bête, Shed Studios a créé les petits chiens mutants, Modus VFX s’est occupé des extensions de décor (tout comme Hybride pour une scène) et de l’animation des statues ; Mokko a réalisé le rosier et les ronces animés, tandis que Fly VFX a créé le lac gelé, la transformation et le générique. Enfin, la plupart des extensions numériques des intérieurs du château de la Bête ont été réalisées par le matte painter Mathieu Raynault (Elysium) et une équipe de trente personnes. Cette catégorie d’effets visuels représentait plus de 125 plans.

Les seuls prestataires à ne pas être basés au Canada étaient Hatch FX à Los Angeles, pour les matte-paintings de paysages, et Scanline VFX en Allemagne, pour les scènes en mer : “Les temps de rendu pour ces simulations marines étaient tellement importants que cela a pris quatre mois à Scanline,” explique Morin.

L’héritage de Benjamin Button

Dès le départ, Christophe Gans a demandé à Louis Morin de créer le maquillage de la Bête par ordinateur. Il ne voulait pas imposer plusieurs heures de maquillage quotidien à Vincent Cassel. L’acteur a donc été filmé en costume de Bête, mais le visage nu, sans maquillage. “Il portait une sorte de casque qui représentait de manière schématique le visage de la Bête,” précise Morin. “Cela nous permettait de ne jamais oublier que la bouche du personnage se trouvait trois ou quatre centimètres devant celle de Vincent. C’était très important dans les plans où la Bête embrasse Belle, par exemple. Avec ce casque, le visage de Vincent restait visible, mais on pouvait visualiser le volume final de la tête. Le casque servait aussi de point d’ancrage idéal pour caler le visage numérique de la Bête sur les mouvements de Vincent. C’était d’ailleurs un aspect crucial du projet : le tracking devait être absolument parfait, il ne fallait pas que le visage de la Bête ne « glisse » d’un millimètre par rapport à Vincent, sinon l’illusion aurait été rompue.”

À l’issue du tournage, Vincent Cassel s’est rendu à Montréal pour reprendre toutes ses scènes une par une afin que l’animation du visage de la Bête soit enregistrée. “En fait, j’ai repris la technique qui avait été mise au point pour L’Étrange Histoire de Benjamin Button, avec un premier tournage pour le corps du personnage, et un second en performance capture pour le visage,” raconte Morin. “Vincent a été filmé sous une lumière neutre par huit caméras HD disposées en arc de cercle. On lui passait les scènes en vidéo, et il rejouait l’action sans bouger, assis sur son fauteuil. Le logiciel analysait ses moindres mouvements et en déduisait l’animation du visage 3D. Au final, 20% des plans ont été animés directement de cette manière, tandis que 80% ont nécessité des retouches en key frame.

Le problème était la différence de structure entre le visage de Vincent et celui de la Bête, les expressions se transposaient mal. Il fallait donc reprendre l’animation à la main. Dans ce cas, on se basait sur les images vidéo du visage, mais aussi sur celles du tournage original, parfois plus « intenses » car saisies dans le feu de l’action.”

Oblique a travaillé avec Softimage XSI pour l’animation et les effets, Arnold pour le rendu, et Nuke pour le compositing. Le visage de la Bête a été modélisé en scannant à haute résolution un masque très détaillé créé par le maquilleur Steve Wang (Underworld). Sur le tournage, ce masque était filmé dans le décor afin d’obtenir une bonne référence lumière pour la 3D.

Parfois, le mouvement exigé ou l’action étaient impossibles à réaliser par l’acteur ou sa doublure, par exemple lorsque la Bête court à quatre pattes ou quand elle bondit hors de la neige derrière Belle. Dans ce cas, le personnage était entièrement créé en 3D sans aucune intervention de Vincent Cassel.

La réalisation de la Bête représente une grande première dans le monde des effets visuels : La Belle et la Bête est le premier film de l’histoire du cinéma dont le personnage principal est incarné par un acteur qui porte un maquillage numérique !

Des décors très numériques

Christophe Gans l’avait dit dès le début du projet : “Si on n’a pas de Bête, on n’a pas de film…”, mais la créature était loin d’être le seul défi posé par les effets visuels. Pour obtenir des environnements les plus féériques possibles, le réalisateur a choisi de tourner les extérieurs sur fond vert et les intérieurs avec des décors de studio construits en partie seulement. Aucun plan n’a été filmé dans la « vraie » nature.

“À partir du moment où on décide que le film va être entièrement en studio, on sait que ce sera un objet assez primitif et en même temps un défi technologique,” commente le cinéaste. “D’un côté, on retourne à une tradition qui fut celle du cinéma des années 30-40 massivement tourné sur plateaux, où tout était reconstitué. Et de l’autre, toutes les extensions de décor vont faire intervenir les effets numériques. Cette dualité me convient parfaitement puisque tout en étant un cinéphile pur et dur, je suis fasciné par l’évolution technique du cinéma d’aujourd’hui. Le cinéma n’est jamais aussi grand que lorsqu’il se souvient de son passé tout en se projetant dans le futur. En ce sens, tourner à Babelsberg près de Berlin a été pour moi une expérience très émouvante puisque c’est là que furent filmés dans les années 20 les plus grands chefs-d’œuvre du cinéma allemand.”

La difficulté avec les extensions numériques, c’est que le concept original se retrouve souvent déformé par les interprétations successives qui sont faites à chaque étape. Pour que le graphiste chargé de l’effet n’ait aucun doute sur le résultat à obtenir, Christophe Gans a mis en place un processus original sans doute jamais utilisé sur un film français et très rarement à Hollywood : “J’ai demandé à mon concepteur artistique François Baranger de remplir tous les fonds verts du film, c’est-à-dire de peindre les décors, un peu comme des cellos de dessins animés, en tenant compte de tous les effets de changements de perspective induits par les panoramiques ou les mouvements de caméra. Un travail colossal et passionnant. Au bout de trois mois, nous avons ainsi obtenu une version du film dans laquelle les personnages ne se déplaçaient non plus sur fond vert, mais dans des décors en 2D. Ces images nous ont permis de déterminer la longueur exacte des plans et d’éviter les interminables discussions avec les techniciens d’effets spéciaux. Là, ils voyaient tout de suite où je voulais en venir. Cette méthode dictée à la base par un souci d’économiser nos forces et nos moyens, s’est concrétisée à l’arrivée par une très grande précision dans l’utilisation des effets spéciaux.”

Une prairie en moquette
Dès le départ, il a été décidé de créer un maximum de décors en 3D afin d’alléger le budget, surtout les décors en extérieurs. “Les plans autour du château ont été filmés dans un plateau entièrement vert, sur un sol en moquette verte. Les acteurs devaient imaginer une nature magnifique, des herbes hautes…” sourit Morin. “Même chose pour la forêt, le lac gelé, etc. Par contre, pour les intérieurs, nous avons construit pas mal de décors réels : le grand escalier, les corridors, la chambre de Belle… Certains ont été prolongés en 3D, comme la grande salle à manger dont les murs s’élevaient à 6,50 mètres. La salle de bal et le grand hall n’avaient que le sol réel, ainsi que quelques colonnes.”

Les décors les plus compliqués étaient ceux qui combinaient architecture en dur et végétation « vivante », comme avec l’incroyable rosier de la Bête et le champ de ronces qui protège le château, deux effets d’animation organique réalisés par Mokko Studio.

Christophe Gans avait déjà subi son épreuve du feu en matière d’effets visuels avec Silent Hill. Ce film avait nécessité plus de 700 plans VFX. Autant dire qu’il a abordé cet aspect du projet La Belle et la Bête bien plus sereinement : ”Au fond, les effets spéciaux, c'est comme la laque chinoise. Tu passes une première couche, tu ponces, puis une deuxième, tu ponces, et à la quarantième couche, tu as un vernis parfaitement transparent. Et là, je n'ai vraiment rien lâché. Une semaine avant de montrer le film à la presse, je continuais à peaufiner des plans. C'est ce qui est bien avec les effets spéciaux. On sort un peu du cadre industriel où l’on nous dirait : « Allez, c'est bon maintenant, faut sortir le film ». Là non, tant que ce n'est pas parfait, tant que le soleil n'est pas bien positionné, ou que la lumière ne vient pas raser le dos de l'actrice d'une certaine façon, tu peux encore perfectionner.

En fait, tu es comme un peintre devant une toile. Sauf que tes pinceaux, ce sont les infographistes qui voient revenir la 42e version du plan… avec de nouvelles remarques !”

Alain BIELIK, Février 2014
(commentaires visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 23 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.