Le Hobbit La Désolation de Smaug

Place à l’action et au grand spectacle avec, comme clou de ce deuxième volet du Hobbit, la bataille contre le gigantesque dragon Smaug dans les non moins gigantesques cavernes d’Erebor.

Disons-le d’entrée : les critiques ont tort ! Beaucoup font la fine bouche et reprochent à Peter Jackson d’avoir ici « trahi » J.R.R. Tolkien en raccourcissant certaines scènes du livre, ce qui nuirait à l’intensité dramatique de ce Hobbit. On lui reproche aussi d’y introduire pour des raisons commerciales l’elfe Legolas, absent du livre,  et de lui forger une romance avec sa consoeur Tauriel, inventée pour les besoins de la cause par Peter Jackson. Le second reproche n’est pas dénué de fondement, mais nous vaut quelques spectaculaires scènes de bataille « aérienne » (Legolas et Tauriel bondissant en décochant leurs flèches contre les orques). Quant au scénario, Peter Jackson a préféré condenser certaines scènes dans la Forêt Noire pour mieux positionner cet affrontement comme celui du Bien contre le Mal, prélude à la bataille grandiose contre Sauron qui est au cœur du Seigneur des Anneaux. Il est vrai qu’on dépasse ici les intentions de J.R.R. Tolkien, mais cela donne aussi plus de sens à cette quête des nains assistés de Gandalf et Bilbon. Au total, La désolation de Smaug est un excellent film, plein d’action et toujours fidèle à l’esprit du livre et à l’univers de Tolkien, grâce en particulier aux effets créés par Weta Digital.

S’il y a une chose que les artistes de Weta Digital attendaient avec impatience en démarrant la production du Hobbit il y a trois ans, c’est bien de s’attaquer à Smaug ! Le gigantesque dragon imaginé par J.R.R. Tolkien en 1937 a marqué de son empreinte tout un pan de la littérature fantastique. Il n’est nul infographiste qui ne rêvait de participer à sa création sur grand écran. Car la star du film, c’est lui ! Il donne d’ailleurs son nom au deuxième volet de la trilogie. Cruel, vicieux, intelligent, obsédé par l’or, capable de s’exprimer avec raffinement, Smaug n’est pas le monstre décervelé dépeint par la mythologie. Dans le roman, Tolkien se contente d’une description sommaire, laissant l’imagination du lecteur travailler. Une aubaine pour Peter Jackson et son équipe qui avaient dès lors le champ libre pour mettre en images le dragon ultime.

Ces dernières décennies, seuls quelques rares films hollywoodiens ont mis en scène des dragons de type traditionnel : Le Dragon du Lac de Feu (1981), Cœur de Dragon (1996), Le Règne du Feu (2002), Harry Potter et la Coupe de Feu (2005) ou encore Eragon (2006). Cette rareté permettait à l’équipe de Peter Jackson d’avoir les coudées franches sur le plan du design. Le réalisateur n’avait donné qu’une seule consigne au départ : en faire le dragon le plus grand jamais vu au cinéma – et de loin. L’échelle était simple : à elle seule, la tête devait avoir les dimensions d’un autobus ; le reste du corps devait être conçu en proportion…

Smaug prend vie
“Nous avions une bonne idée de ce à quoi il devait ressembler : sa silhouette générale, sa taille, les écailles, etc.,” explique Joe Letteri, superviseur senior des effets visuels. “Le design des écailles a fait l’objet d’un gros travail. Dans les premiers concepts, elles étaient très grosses, ce qui donnait au dragon une allure vraiment cool et effrayante, mais quand nous sommes passés aux premiers tests d’animation, nous nous sommes rendus compte que ces énormes écailles bloquaient certains mouvements. Nous avons donc déterminé les zones qui devaient être plus souples, par exemple autour des yeux, et réduit progressivement la taille des écailles à ces endroits. Cela nous a obligés à faire beaucoup d’allers retours entre l’équipe de design et celle d’animation. Chaque modification dans le design était suivie de tests d’animation qui révélaient de nouveaux problèmes, ce qui ramenait le modèle 3D à la case départ.
Pour nous, le plus important dans ce type de projet, c’est l’interprétation de la créature. Elle doit être capable de faire ce qu’on attend d’elle. On essaie de préserver le design autant qu’on peut, mais parfois, les impératifs de l’animation nous obligent à faire des compromis.”

Pour Peter Jackson, la clé du dragon, c’était ce qui émanait de lui. Il devait posséder une vraie personnalité, être autre chose qu’un simple animal, de la même manière que King Kong n’avait rien d’un gorille lambda. Le réalisateur a donc proposé d’utiliser pour Smaug l’approche qui avait tellement bien fonctionné pour Kong : “Peter voulait montrer un vieux, un très vieux dragon,” révèle Letteri. “Quand on le voit de près, il est couvert de cicatrices. Nous ne savons pas d'où elles proviennent : batailles avec d'autres dragons, attaques des humains… des combats d’un autre temps. Il suffit de voir son visage pour comprendre que cette créature a une très longue histoire, mais on ne saura jamais laquelle.”

La caractéristique principale de Smaug, c’est donc sa taille inimaginable. Une particularité qui a posé un défi inattendu. Le corps est tellement grand que dans les plans larges, Bilbo devenait une silhouette minuscule à l’image. Le seul moyen de montrer les émotions que traversait le Hobbit, c’était de serrer sur lui, ce qui réduisait le cadrage sur Smaug… à la tête seulement.

Cette disproportion présentait des difficultés considérables de découpage, car seul un des deux personnages pouvait être en gros plan à la fois. La scène a donc été prévisualisée par ordinateur pendant des mois, Jackson étudiant toute les variantes de découpage. Son but était d’obtenir la plus grande interaction émotionnelle possible entre Bilbo et Smaug. Il fallait retrouver la même intensité dramatique que dans la scène des devinettes avec Gollum dans le premier volet.

Contraintes draconiennes pour l’animation de Smaug

L’animation était confrontée au même type de difficultés. “Dans le cas d’un personnage « normal », on utilise beaucoup le langage corporel pour souligner les émotions, la posture trahit souvent ce qu’il pense,” explique Letteri. “Avec Smaug, c’était impossible. On ne voit que sa tête à l’image ! De fait, la psychologie du personnage reposait entièrement sur l’animation faciale. C’était une contrainte considérable, d’autant plus que parfois, seul un œil était visible, l’autre se trouvait à plusieurs mètres de distance…
Parallèlement, nous avons passé beaucoup de temps à essayer d'affiner sa personnalité. Pour nous donner quelques pistes, nous avons fait des séances de performance capture avec Benedict Cumberbatch qui prête sa voix au personnage. Il jouait la scène couché à plat ventre, perché sur ses mains comme le dragon, le visage recouvert de marques de tracking. Nous avons regardé ce qu'il faisait et ça nous a donné des idées pour l’animation. Nous avons repris certaines mimiques, des mouvements de tête, la façon d’orienter le regard. Mais ça n’est pas allé plus loin. La morphologie d’un visage humain est trop différente de celle d’un dragon pour qu’on puisse espérer transposer directement quoi que ce soit. Smaug a donc été entièrement animé à la main, pas en motion capture.”

La taille de Smaug s’est également révélée problématique pour la scène où il se roule dans son trésor. "On a dû mettre au point un logiciel spécifique pour créer l’animation des pièces d'or en raison du volume impressionnant que Smaug a amassé", note Eric Saindon, cosuperviseur des effets visuels. "Par ailleurs, le dragon est grand comme deux Boeing 747, si bien que la quantité de pièces nécessaires pour le recouvrir entièrement était délirante. Il fallait effectuer une simulation dynamique sur 20 millions de pièces à la fois pour les montrer en train de s'entrechoquer lorsque Smaug se roule dedans et les jette en l'air !”

L’autre grande particularité, c’est que Smaug parle, et de bien belle manière grâce à la voix suave de Benedict Cumberbatch en V.O.. Cette capacité à communiquer par la parole présentait un gros défi : il fallait créer l’illusion qu’une tête reptilienne géante était capable de prononcer des phrases comme la bouche d’un être humain… “L’animation des dialogues a été très compliquée,” confirme Letteri. “La première chose que nous avons faite a été de réaliser tout de suite des tests d'animation sur quelques répliques de Benedict, juste pour s'assurer que le design du dragon permettait d’animer les phonèmes de façon vraisemblable. On voulait un dragon au look traditionnel, mais un dragon capable de s’exprimer et d’avoir une vraie personnalité, et les deux impératifs ne se combinaient pas forcément… Il a fallu faire de nombreux ajustements avant de parvenir à un résultat satisfaisant.”

À elle seule, la création de la peau de Smaug a nécessité pas moins de deux ans et demi de travail pour Weta Digital. Le département était placé sous la direction de Gino Acevedo, ancien chef maquilleur de Weta Workshop sur Le Seigneur des Anneaux. “Gino a fait la transition vers le numérique au cours des années Gollum parce qu'ils avaient besoin de son aide pour réussir le rendu du personnage,” explique Richard Taylor, directeur de Weta Workshop. “Maintenant, nous avons la chance formidable d'avoir quelqu'un du camp des effets « réels » dans le camp numérique. Il a l’expérience des maquillages, des créatures en chair et en os, ce qui lui permet d’atteindre un niveau de réalisme inégalé sur les personnages 3D. La réussite de Gollum lui doit beaucoup.” Pour Smaug, Acevedo et son équipe ont été amenés à créer des dizaines de mètres de texture organique, avec toutes les couches afférentes : écailles, cicatrices, poussière, saletés, etc. Une masse gigantesque de données qu’il a fallu apprendre à optimiser.

Orques et araignées géantes
Mais le dragon n’était pas la seule nouvelle créature du film, loin de là. Les scénaristes ont également imaginé Bolg, un nouveau personnage d’Orque sanguinaire qui s’avère être le fils d’Azog, l’ennemi juré des Nains. Père et fils ont été animés en 3D à partir de l’interprétation d’acteurs filmés en Performance Capture.

“Nous avons commencé par essayer de le faire ressembler à Azog, pour lui donner un air de famille, mais Peter a préféré un look différent,” raconte Letteri. “Il voulait un guerrier un peu bizarre, un combattant tellement marqué par les batailles que son armure ne fait qu’un avec sa peau. On voit par exemple des morceaux de son casque littéralement cloués dans le crâne, tandis que son armure se fond dans la peau. Il a fallu beaucoup travailler pour rendre le résultat crédible. D’un côté, l’armure devait sembler suffisamment rigide et solide pour pouvoir prendre des coups, mais de l’autre, le personnage avait besoin d’une grande liberté de mouvement. Le compromis a été difficile à trouver, mais à l’arrivée, le résultat est vraiment très original.”

Weta a également créé les araignées géantes de la Forêt Noire qui causent bien des soucis à nos héros. La particularité de ces arachnides, c’est de se déplacer non pas au sol, mais dans la canopée de la forêt. Une idée de Peter Jackson. Elles se déplacent de branche en branche, de tronc en tronc, en utilisant leur toile pour passer d’arbre en arbre.

Toute la séquence a été conçue avec une spatialisation extrême, et se prêtait idéalement à la stéréoscopie. “Nous avons pu vraiment jouer avec la tridimensionnalité de l’action, car tout se passe dans l'espace et en profondeur,” commente Letteri. “L’animation était assez complexe : il fallait d’abord créer le mouvement de chaque araignée, puis animer l’interaction de chaque patte avec l’environnement : branches qui s’affaissent, feuilles bousculées, toiles secouées, etc. C’était compliqué car l’environnement est constitué de supports flexibles ou instables…”
Pour que les acteurs ne se battent pas dans le vide, les araignées principales étaient représentées par des cascadeurs déguisés en « Kermit la grenouille », surnom de ces combinaisons vertes qui facilitent l’effacement ultérieur des interprètes. Là encore, toute la scène a été prévisualisée en 3D afin de déterminer ce qui devait être construit en dur et ce qu’il fallait créer par ordinateur. Sur la base de cette étude, un décor de forêt a été édifié en studio avec des arbres partiels de neuf mètres de haut. Puis, Weta Digital a prolongé les troncs vers le haut, et ajouté des arbres à l’infini.

Forêt Noire et rivière tumultueuse
Peter Jackson voulait montrer l’immensité de la Forêt Noire à l’aide de vues aériennes majestueuses. Des plans larges en mouvement qui ont conduit Weta à développer un logiciel spécifique surnommé Lumberjack. Celui-ci permet à un graphiste de définir les caractéristiques générales des arbres – leur taille, leur silhouette, la forme des feuilles, etc. – à partir de quoi le logiciel fait littéralement « pousser » la végétation. D’autres paramètres assurent la variété des spécimens, comme la faculté de chaque plante de chercher la lumière (avec des vainqueurs et des vaincus) ou bien une répartition mathématique de l’âge de chaque arbre, ce qui donne au final un étalement crédible des tailles, ou encore la contrainte de devoir s’adapter à la structure des arbres voisins… Le processus est automatisé, mais l’équipe effectue ensuite des retouches manuelles afin d’obtenir un panorama plus plaisant à l’image. Le logiciel avait déjà été utilisé pour la forêt des Elfes du premier volet, mais de par ses dimensions extrêmes, la Forêt Noire a présenté un défi bien plus important.

Autre environnement riche en challenges divers et variés, celui de la rivière sur laquelle les Nains s’enfuient dans des tonneaux après avoir été capturés par les Elfes de la Forêt. L’action a été réalisée de plusieurs manières. Pour montrer les tonneaux pris dans des rapides d'une violence extrême, l’équipe a filmé un ravin étroit par lequel s’écoulent les eaux d’un barrage lors de l’ouverture des vannes. Comme il était impossible de lâcher les acteurs dans un environnement aussi risqué, les tonneaux ont été filmés à vide, lestés pour s’enfoncer à la bonne profondeur et équipés de marques de tracking. Puis, Weta Digital a intégré un Nain virtuel dans chaque tonneau. Pour certains plans, l’un des tonneaux était équipé d’une caméra afin de placer le spectateur au cœur de l’action.

D’autres plans ont été tournés dans une rivière artificielle construite en studio et alimentée par des pompes géantes. Le décor a ensuite été ajouté par ordinateur, tout comme pour les images en extérieurs. “Quand aucun site réel ne convenait, on créait tout par ordinateur, le paysage et la rivière !” précise Letteri. “Cela impliquait de générer des simulations très élaborées pour les rapides et les interactions avec les tonneaux. Au final quasiment tous les plans de l’évasion sont des effets visuels. Même s’il s’agit de prises de vues réelles, on a ajouté différents éléments afin de transformer le site en Terre du Milieu. Parfois, le spectateur croit voir un paysage 100% réel, mais il ne se rend pas compte que nous avons ajouté des arbres tout au long des berges !”

Car dans Le Hobbit, il y a les centaines de plans où la présence des effets visuels est « évidente », mais il y a aussi les autres, tout aussi nombreux, dans lesquels l’intervention de Weta Digital passe tout simplement inaperçue…

ALAIN BIELIK, décembre 2013
(Commentaires initial et des visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 22 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.


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