Watchmen - Les Gardiens

Le légendaire roman graphique d’Alan Moore et Dave Gibbons débarque enfin sur les écrans. Un monument de la BD qui devient un monument du cinéma. Pour assurer la transition entre les deux médiums, pas moins de 1100 effets visuels et un personnage entièrement créé en 3D. Alain Bielik explore les coulisses, avec 2 VIDEOPROGRESSIONS en bonus, courtesy Sony Pictures Imageworks et Intelligent Creatures!

Tout le monde pensait l’œuvre inadaptable. Les plus grands cinéastes s’y étaient cassé les dents. Watchmen était devenu une légende, un film dont on rêvait mais dont on pensait qu’il ne verrait jamais le jour. Il faut dire aussi que l’auteur Alan Moore a conçu là une œuvre magistrale, sans doute la BD la plus importante jamais créée. Le mot « BD », si réducteur, convient d’ailleurs très mal à ce qu’est Watchmen : une histoire qui couvre près d’un demi-siècle, qui débute dans la réalité et qui bascule insidieusement dans un monde parallèle, celui d’années 80 qui auraient pu exister. Une histoire de superhéros fatigués et désabusés, où le temps qui s'écoule devient obsédant, pour les hommes comme pour l'humanité qui s'aproche de la guerre nucléaire. Et cela avec un sens du graphisme et des couleurs à couper le souffle!
Dans cet univers, Richard Nixon a été réélu Président des États-Unis, le scandale du Watergate a été étouffé, la guerre du VietNam a été gagnée en un éclair grâce à un surhomme appelé docteur Manhattan… L’Histoire du monde réécrite grâce à l’intervention de superhéros ! Mais en cette année 1985, ces mêmes superhéros sont devenus des fugitifs traqués par la police. Moore imagine en effet que l’humanité réagirait d’une seule façon face à l’apparition de superhéros bien réels : d’abord en ayant peur d’eux, puis en les considérant comme une menace. Les superhéros de Watchmen sont donc interdits d’activité sur le territoire américain. Pourtant, quand l’un d’entre eux est assassiné, ses anciens partenaires reprennent le masque et la cape pour élucider le mystère…
L’histoire de Watchmen mêle ainsi le destin de superhéros vraiment pas comme les autres à la grande histoire des États-Unis et même du monde. Une relecture audacieuse de l’Histoire qui fournit au lecteur des heures de lecture et d’analyse. D’autant plus qu’avec ses 150 pages illustrées, le livre n’a rien d’un Astérix ! C’est justement ce foisonnement d’idées, ce fourmillement de références historiques, cet univers parallèle si réaliste, qui ont tellement intimidé les cinéastes depuis la parution du livre (en 12 épisodes) de 1986 à 1988.
Un homme, pourtant, a osé relever le défi. Zack Snyder n’en est pas à son premier coup d’essai dans le genre. En 2006, il avait créé la sensation avec une adaptation fulgurante de la fameuse BD 300 de Frank Miller. Déjà, sa maîtrise graphique et son sens dramatique avaient impressionné, et le public avait salué l’audace du cinéaste en faisant du film le grand succès surprise de l’année. Snyder connaît bien Watchmen. Il sait aussi que de grands noms du cinéma se sont penchés sur le projet avant lui, dont Terry Gilliam. Mais il a la conviction qu’ils n’avaient pas la bonne approche. Pour Snyder, il ne fait aucun doute que Watchmen est une œuvre profondément ancrée dans les années 80, une histoire liée aux grands mouvements sociaux qui ont marqué cette époque, particulièrement en Grande-Bretagne, pays de Moore et de Gibbons. Rappelons qu’au moment où les deux artistes ont conçu leur œuvre, le pays était dirigé d’une main de fer par la très peu sociale Margaret Thatcher. Snyder estime que le film ne peut pas fonctionner si l’histoire est transposée de nos jours. Son Watchmen se déroulera donc des années 1940 aux années 1980.

De New York à Mars, les décors
Premier souci, reconstituer le New York de 1985, mais pas celui que nous avons connu. Puisque l’Histoire a évolué différemment, la ville aussi doit présenter un visage légèrement différent. Du coup, impossible de tourner dans la vraie métropole. Le chef décorateur Alex McDowell fait donc construire un immense décor à ciel ouvert qui représente trois pâtés d’immeubles correspondant à des quartiers différents de la ville. Les façades ne comprennent que le rez-de-chaussée et le premier étage. Le reste sera ajouté en 3D, soit par matte-painting dans les plans larges, soit par projection sur des géométries. Et pour restituer l'ambiance noire, voire désespérée de l'histoire, Zack Snyder et son équipe optent pour des couleurs sombres contarirement à la BD elle-même qui baigne dans des couleurs crues et parfois saturées (surtout dans les éditions récentes recolorisées numériquement par Dave Gibbons).
Ce seront-là quelques-uns des 1100 plans à effets visuels réalisés pour le film sous la supervision de John Desjardins. Vétéran de la trilogie Matrix, celui-ci répartit les scènes entre Sony Pictures Imageworks, MPC Vancouver, Intelligent Creatures (Toronto; 326 plans), CIS Hollywood et Rising Sun Pictures.
Hormis New York, l’autre site clé du film, bien plus problématique, est la planète Mars. Au cours de l’action, deux personnages se téléportent sur la planète rouge dans une séquence au ton onirique. À l’origine de ce voyage interplanétaire instantané se trouve le Dr Manhattan. Ce scientifique a été victime d’un accident de laboratoire qui lui a conféré des pouvoirs quasi divins : doté d’un corps bleu lumineux, il peut grandir à volonté, se téléporter ou se démultiplier, détruire les êtres et les objets par la pensée… Seul problème, sa quasi-divinité le détache progressivement des contingences humaines – notamment celle de porter des vêtements.
Sur Mars, il convie son amie Laurie à découvrir une horloge géante en verre qu'il a batie. Ce décor sera l’un des éléments les plus complexes à mettre au point pour le film. Il faut en effet créer une animation à partir d’anneaux concentriques et de structures qui devraient normalement se percuter. Pour résoudre le problème, Sony Pictures Imageworks doit ruser avec la fonction anti-collision afin de générer une animation aussi fluide que fascinante. L’horloge sera modélisée et animée dans Houdini, puis rendue dans Arnold, le logiciel maison d’Imageworks. Un rendu qui met à mal les processeurs du fait que la structure est constituée de verre, et qu’il faut donc restituer toutes les qualités de ce matériau.
Pour le paysage lui-même, l’équipe travaille à partir de photos prises par la dernière sonde martienne. Ces images sont assemblées en matte paintings panoramiques, puis complétées par des avants plans en 3D, le tout étant adapté à l’esthétique très particulière voulue par Snyder.

Dr Manhattan : l’homme qui brille
Le personnage fait l’objet, dès le début, d’un intense processus de recherche et de développement chez Imageworks. Pour commencer, l’équipe fait un test avec un acteur peint en bleu. Le résultat est, comme on peut l’imaginer, ridicule. Même avec des retouches en numérique, ça ne passe pas. Seule solution, réaliser le personnage entièrement en 3D. En animant le Dr Manhattan en numérique, il devenait plus facile de visualiser ses pouvoirs qu’à partir d’un interprète réel.
Malgré tout, Zack Snyder tient à ce que l’interprète du personnage, Billy Crudup, joue chaque scène avec les autres acteurs, quitte à l’effacer ensuite de tous les plans La méthode a fait ses preuves : Gollum dans Le Seigneur des Anneaux, Davy Jones dans Pirates des Caraïbes, Sonny le robot dans I Robot, ou encore les zombies de Je suis une Légende, tous ont été réalisés en 3D à partir des images d’un interprète en chair et en os dans les prises de vues. Cette technique permet d’obtenir une interaction parfaite avec les autres acteurs, que ce soit sur le plan pratique (le placement du regard, les contacts physiques) ou émotionnel (on joue quand même mieux face à un partenaire que face à un marqueur de tracking…).
Mais cette technique pose un problème avec le Dr Manhattan. Le corps lumineux de ce dernier implique en effet que le personnage éclaire en permanence son environnement immédiat : êtres humains, éléments de décor, accessoires, etc. Au départ, l’équipe pense qu’elle devra créer chacun de ces éléments en 3D pour simuler l’interaction lumineuse. Un travail de titan. C’est alors qu’apparaît l’idée – hum, lumineuse… – de vêtir l’acteur d’un costume spécial capable d’émettre la lumière adéquate. Puisque le comédien sera de toute façon effacé de l’image (grâce à des plans systématiquement doublés sur le décor vide), son costume n’avait aucune importance. L’équipe commence par faire quelques tests, puis commande la fabrication d’un costume à la firme spécialisée Global Effects. Celle-ci réalise un justaucorps recouvert de quelque 2500 diodes électroluminescentes (LED) à très faible chaleur, accompagné d’une coiffe auto-éclairée de la même façon. Le costume comprend aussi plusieurs figures géométriques destinées à faciliter le travail ultérieur de tracking. Sur le plateau, l'acteur Billy Crudup avait vraiment l’air d’un sapin de Noël ambulant et très high tech !
Ce « sapin de Noël » remplira son rôle au-delà des espérances. La lumière émise par le costume génère de multiples reflets et brillances dans l’environnement, certains parfois si subtils que jamais les directeurs techniques n’auraient pensé – ou eu le temps – d’en placer là. Le Dr Manhattan acquiert ainsi, naturellement, une réalité physique dans les plans.

Performance capture en direct pour Doc Manhattan
Pendant les prises de vues, l’acteur est filmé par quatre caméras numériques Sony synchronisées, en plus des caméras de tournage qui enregistrent l’action au ralenti. Ces caméras additionnelles sont disposées autour de Crudup de façon à « capturer » son jeu d’acteur sous tous les angles. Par triangulation, l’équipe pourra ensuite reconstituer les mouvements de l’acteur et les appliquer à sa doublure numérique. Il s’agit-là de la technique mise au point par ILM pour Davy Jones dans Pirates des Caraïbes 2 et 3, une sorte de performance capture improvisée, sans que l’acteur n’ait besoin de porter l’arsenal habituel de la motion capture, ni que l’action doive être enregistrée sur un plateau spécial. Les plans sont filmés dans les décors normaux, par une équipe aussi discrète que possible.

Après le travail habituel de match-moving et de tracking, les plans sont affichés à côté de la fenêtre d’animation du personnage 3D sur les moniteurs des animateurs. Ceux-ci s’efforcent alors de reproduire sur le Dr Manhattan les moindres mouvements, expressions et mimiques de Billy Crudup. Il s’agit d’être le plus fidèle possible à la performance de l’acteur. Le plan est jugé satisfaisant lorsqu’on ne voit plus la différence entre le plan animé et l’image originale. Ensuite, l’animation est peaufinée afin que les mouvements de Crudup collent mieux au gabarit très différent du Dr Manhattan.

Les animateurs (une bonne vingtaine) travaillent essentiellement dans Maya avec un modèle peint dans BodyPaint 3D de Maxon. Les lumières qui animent parfois l’intérieur du corps du personnage sont réalisées dans Houdini, de même que toutes les destructions mises en scène par Imageworks dans les autres séquences du film.

Au final, le personnage 3D est à l’image pendant quelque 38 minutes, soit autant que la plupart des autres acteurs réels… La différence, c’est que Dr Manhattan est nu presque tout le temps, une particularité de la BD que Snyder a tenu à conserver dans le film, quitte à choquer quelques spectateurs. Comme le film était classé « pour adultes » et que la nudité du personnage n’était pas liée à une quelconque activité sexuelle, le comité de censure a laissé passer… Imageworks a donc été amené à réaliser ce qui est probablement le premier pénis numérique de l’histoire du cinéma, en tout cas dans un film dramatique. Quant à Snyder, il a eu la tâche délicate de choisir la taille du membre à partir de différents « modèles » proposés par les modeleurs d’Imageworks. Et non, Billy Crudup n’a pas subi de motion capture pour cette partie précise de son anatomie…

Rorschach, scènes d'assassinat, Vietnam
Pendant qu’Imageworks travaille à de stimulantes animations sur l’entrejambe du Dr Manhattan, les autres prestataires se penchent sur le reste des effets visuels. Ainsi, Intelligent Creatures réalise le masque de Rorschach, un personnage dont le visage est recouvert d’un masque sur lequel évoluent lentement des taches noires comme celles des tests de Rorschach à l’encre de Chine. Pendant le tournage, l’acteur portait un masque doté de marqueurs de tracking. Ensuite, ce masque a été effacé de l’image, puis remplacé par une géométrie 3D de la tête de l’acteur.
Étape suivante, la tête est animée pour reproduire le jeu du comédien, y compris les déformations du masque au niveau de la bouche lorsque le personnage parle et les ombres du chapeau porté par Rorschach. La texture très particulière du masque original est reproduite en 3D grâce à des shaders très complexes. Il s’agit notamment de conserver les petits détails subtils comme les bouts de fils qui dépassent de la maille un peu partout. Puis, l’animation est réalisée à plat, en 2D dans un logiciel développé pour l’occasion, afin d’obtenir un résultat qui soit le plus proche possible des tests de Rorschach. Ces images sont ensuite projetées sur la géométrie animée du masque.

 De son côté, MPC intervient sur la scène de combat dans l’appartement au début du film. L’équipe ajoute tout l’environnement de Manhattan derrière les baies vitrées, brise la vitre en 3D lors de la chute du personnage, puis anime celui-ci en 3D. MPC effectue également un gros travail « d’augmentation » dans la scène d’émeute à New York tournée en studio sur fond vert : multiplication de foule, vaisseau animé en 3D, décor réel prolongé en numérique.
Quant à CIS, ils ont l’insigne honneur de reconstituer la scène d’assassinat de John F. Kennedy à Dallas. À partir d’un bout de scène montrant l’action dans la voiture et une poignée de figurants sur un parking à Vancouver, ils reconstruisent la grande place de Dallas et tout l’environnement, une mission délicate dans la mesure où tout le monde a vu et revu ces images.

Autre morceau de bravoure, dû à Imageworks, la scène où un Dr Manhattan géant (30m de haut) gagne la guerre au Vietnam pour les Etats-Unis en faisant exploser de l'intérieur les combattants Vietcong qu'il rencontre. Ceux-ci sont donc modélisés en 3D, en plusieurs couches, squelette et organes intérieurs compris, et Imageworks rajoute les VFX (particules simulant le sang, etc.) nécessaires à cette scène finalement pas si gore qu'on pourrait le croire.  La VIDEOPROGRESSION ainsi que la CG progression en fin de galerie ci-jointe vous  détaillent le travail réalisé sur cette scène complexe : matte paintings, effets visuels, transition d'acteurs filmés à modèles 3D animés, physique de corps solides pour les explosions, tout l'arsenal de la 3D y passe!

Au final, Zack Snyder a réussi son pari. Le film, doté d'un budget de 150 M $, est bel et bien la transposition fidèle du roman graphique, jusque dans le style : zooms et contre-zooms rapides, nombreux ralentis insérés dans les scènes d'action, flashbacks, tout y est, et conforme à la "patte" Zack Snyder. Le succès au box-office, après une semaine, est bon sans plus : 377 000 spectateurs France, 55 M$ de recette aux US. Il faut dire que le film y est classé « R » (déconseillé aux moins de 17 ans) et que son histoire est tout de même moins connue et moins classique que celle des Spartiates de 300. Notons aussi que le film sort aux US en relief dans 124 cinémas IMAX, plus que le récent Batman the Dark Knight (94 cinémas IMAX).
Dommage qu’Alan Moore, le créateur de Watchmen, ne verra pas cette adaptation. Le scénariste est fâché avec Hollywood et ne veut plus rien avoir à faire avec ce milieu. Il faut dire aussi qu’il a été très échaudé par l’adaptation déplorable qu’Hollywood a fait de son autre œuvre phare, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Depuis, pour lui, pas question de participer à aucune autre adaptation. Il persiste à penser que Watchmen est et demeurera inadaptable. L’homme a des convictions et il les affiche : à sa demande, son nom ne figure même pas au générique du film…


ALAIN BIELIK – mars 2009
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 18 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.

Commentaires des visuels : Paul Schmitt.
VFX images courtesy  of The Moving Picture Company, Sony Pictures Imageworks, Intelligent Creatures.

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