The Revenant

Film hors norme, tournage démentiel, une séquence d’anthologie, Alejandro Gonzalez Iñarritu repousse une nouvelle fois les limites du cinéma. Et remporte, ainsi que Leonardo DiCaprio, des Oscars plus que mérités !

Il y a tout juste un an, on a découvert un film « ovni » qui redéfinissait de façon éblouissante la notion de plan-séquence. Grâce à des effets visuels indétectables, Birdman ne comporte qu’un seul et un unique plan de 1h59 (hors scène finale à l'hôpital). Le procédé engendre une immersion totale du spectateur dans l’action.

Un an plus tard, le même Iñarritu et son équipe sont de retour avec un film où les plans longs sont aussi privilégiés. Pour les scènes d'action comme l'attaque des trappeurs par les Indiens Arikara au début du film. Et plus loin la caméra cadre ainsi en plan large le héros Hugh Grant (Leonardo Di Caprio) dans un immense paysage enneigé, puis descend sur lui et finit si près du visage que le souffle de la respiration provoque l’apparition de buée sur l’objectif ! Ailleurs la caméra fait demi-tour pour cadrer un animal ou des Indiens, puis elle s’élève de nouveau, etc. Un ballet dont la fluidité est d’autant plus saisissante que ces images ont été tournées dans la boue et la neige, loin de toute civilisation et par des températures toujours négatives. Et seulement en lumières naturelles insiste-t-il. La vision d’Alejandro G. Iñárritu pour The Revenant est celle d’un tableau peint en clair-obscur, un jeu d’ombres et de lumière : « De la même manière que Birdman était inspiré par la musique, ce film a été inspiré par la peinture. »

Doté de l’Alexa 65 – la toute nouvelle caméra grand format d’Arri, la société en pointe en matière de caméras numériques –, le directeur de la photographie Emmanuel « Chivo » Lubezki a utilisé divers objectifs grand angle allant de 12 à 21 mm afin de créer une profondeur de champ extrême. La flexibilité du système se prête bien à des mouvements de caméra qui passent souvent du très gros plan au panoramique afin de suivre une histoire qui oscille entre action, onirisme et émotions. L’équipe a mêlé trois approches – grues télescopiques, Steadicams et caméras portées – pour permettre au réalisateur d’agencer plus tard les images à la manière d’un chorégraphe avec le chef monteur oscarisé Stephen Mirrione.

Comme Birdman, les plans longs de The Revenant reposent sur une succession de plans plus courts assemblés par l’intermédiaire d’effets visuels qui assurent des transitions invisibles. À lui seul, le combat final a été assemblé à partir d’une cinquantaine de prises individuelles. Sur le tournage, l’équipe analysait le mouvement de caméra et décidait du point de transition idéal avec le plan suivant – celui-ci démarrait alors avec le même cadrage. Au montage, l’équipe a procédé à un assemblage basique sur Avid pour indiquer aux prestataires effets visuels l’image exacte où la transition devait se faire.

Transitions invisibles
Ces prestataires étaient au nombre de trois, principalement : MPC s’est occupé de l’attaque du campement, ILM a créé tous les animaux sauvages, dont le grizzly, et enfin, Cinesite s’est concentré sur la deuxième partie du film et le combat final. Pour les trois studios, le nombre de plans à effets visuels a été peu élevé – rien à voir avec les 2100 plans d’un Star Wars, par exemple. Mais cette statistique est trompeuse : Cinesite a ainsi réalisé 140 « plans », ce qui est très modeste, mais ces plans-séquences représentent près de quarante minutes de film !

Pour réaliser les transitions, les trois studios ont utilisé des reconstructions 3D du décor sur lesquelles les images étaient projetées afin de pouvoir réaligner à la perfection la dernière image du plan A et la première image du plan B. Certaines transitions ont même nécessité la création de quelques images en full 3D. Tout aussi invisibles étaient les remplacements de ciel. Sur le tournage, les conditions météo variaient d’un jour à l’autre, mais pour que l’illusion d’un plan unique fonctionne, il fallait que la lumière et le ciel restent identiques. Aussi, MPC, ILM et Cinesite ont fréquemment remplacé le ciel original par des ciels spécialement choisis et photographiés par le chef opérateur Emmanuel Lubezki. Pour la même raison, des chutes de neige ont été ajoutées en simulation dynamique afin d’assurer la continuité visuelle.

Les effets visuels sont également venus au secours de la production lorsqu’un printemps très précoce s’est installé en Alberta (Canada), faisant fondre la neige qui était indispensable à la continuité visuelle du film. Dans de nombreux plans, le paysage a donc été « ré-enneigé » par ordinateur. Et l’équipe de The Revenant a quand même dû aller chercher neige et décors sauvages immaculés en Patagonie pour compléter le tournage !

Bestiaire animé en 3D par ILM
Sur les trois prestataires, c’est incontestablement ILM qui a pris en charge des plans les plus délicats. Le studio a dû créer en 3D plusieurs animaux sauvages absolument photoréalistes. Rien dans leur apparence ou leur comportement ne devait susciter le moindre doute sur leur réalité, car c’est tout l’esprit naturaliste du film qui s’écroulerait avec. ILM a ainsi créé une petite troupe de wapitis, une meute de loups, et un troupeau de bisons – des créations 100% numériques, aucun animal réel n’ayant été filmé. Surtout, ILM a réalisé l’autre « star » du film, celle dont tout le monde parle en sortant de la projection, à savoir le grizzly.

Celui-ci se trouve au centre d’une séquence à couper le souffle qui représente – de l’avis unanime – l’un des plus formidables effets visuels de tous les temps. Pendant quelque sept minutes, cet ours occupe le centre de l’écran, s’acharne sur le personnage incarné par Leonardo DiCaprio, le traîne, le mord et le piétine, dans un environnement sauvage inondé par une pluie battante – et pas une seconde le spectateur ne met en doute la réalité physique de l’animal. Les VES Awards (trophées décernés par les pros des effets visuels) ont d’ailleurs consacré cette séquence « meilleur personnage animé en 3D » et « meilleur compositing » de l’année 2015.

Iñarritu ne voulait pas faire de l’ours un monstre de cinéma. Il s’agit simplement d’un animal qui cherche à protéger ses petits. Tout dans son comportement devait suggérer cette réalité. Par exemple, pas question de lui faire « froncer les sourcils » pour lui donner un air plus menaçant… Le réalisateur voulait que chaque geste soit basé sur une référence réelle. Il existe plusieurs vidéos montrant des attaques d’ours, notamment une dans laquelle un homme était tombé dans l’enclos d’un grizzly au zoo. Filmée en plan continu par un témoin, cette attaque a constitué la référence absolue pour l’équipe d’animation car elle montre le comportement du prédateur de bout en bout, avec par exemple des moments de pause où l’ours s’arrête quelques secondes avant de repartir de plus belle. Pour chaque phase de l’attaque dans le film, Iñarritu a exigé de voir une référence réelle : si ILM ne pouvait pas lui prouver qu’un ours faisait cela, le réalisateur ne validait pas l’animation.

Un summum de réalisme

Ce souci de réalisme absolu s’est bien évidemment appliqué à la création de l’animal lui-même. Du squelette aux muscles en passant par la couche de graisse, chaque élément a été calqué sur l’équivalent dans l’animal réel. En l’occurrence, la fourrure a constitué le plus grand défi sur le plan technique. Elle devait en effet présenter toutes les caractéristiques d’un animal sauvage, avec des touffes de poils entremêlés, des brindilles accrochées, et un aspect humide dû à la pluie incessante. Pour parfaire le réalisme de l’animal, ILM a combiné plusieurs couches de simulations dynamiques : d’abord l’ossature, puis les muscles, puis le fascia (couche de ligaments), puis la peau, et enfin la fourrure. Chacune interagit avec les couches inférieures de manière à obtenir un rendu très organique. L’animation a été ensuite complétée par les interactions avec l’environnement : mousse reconstituée en 3D pour s’enfoncer sous le poids des pattes, branches cassées, feuillage bousculé… autant de phénomènes physiques qui ancraient l’animal dans la scène.

Pour tourner la scène, l’équipe a d’abord répété l’action en studio avec un cascadeur et une doublure qui représentait le grizzly. Etape par étape, les différentes phases de l’attaque ont été ainsi chorégraphiées, puis filmées en vidéo. Chacune d’elles était basée sur une vidéo d’attaque réelle. Pendant plusieurs semaines, le scénario de l’attaque a ainsi été peaufiné jusqu’à ce qu’Iñarritu valide le concept. Une fois sur le site de tournage, l’attaque a été tournée sur cinq journées successives – en plan-séquence, bien sûr. Lorsque nécessaire, un cascadeur habillé en vert a interagi physiquement avec Leonardo DiCaprio, ou bien l’acteur a été tiré par une jambe à l’aide d’un câble.

En postproduction, ILM a calé l’animation de l’ours sur les mouvements de l’acteur. Les moindres détails ont été travaillés jusqu’à la perfection. Ainsi, les mouvements des naseaux et des oreilles ont été calqués sur ceux de vrais grizzlys en situation d’attaque. Côté lighting, l’équipe s’est basée sur le rendu visuel de la peau d’ours que porte DiCaprio dans d’autres scènes.

Au final, cette séquence fait figure de partie émergée de l’iceberg des effets visuels du film. Vu la violence de l’attaque, le grizzly est forcément un effet visuel. Mais pour le reste, impossible de deviner que les flocons de neige, les ciels immenses, les loups, les bisons, etc., sont de pures créations numériques. En sortant de The Revenant, personne ne pensera jamais avoir vu un film « à effets spéciaux ». Et pourtant…

Alain BIELIK, février 2016
(Commentaires additionnels et visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 24 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.