Jean-Baptiste Levée & Production Type
Designer de caractères est son métier depuis dix ans. Jean-Baptiste Levée élargit maintenant sa palette avec la fonderie Production Type.
La typographie en France est un tout petit cercle, où les vrais créateurs peuvent se compter sur quatre mains. On y compte des stars confirmées comme Philippe Apeloig, Pierre di Sciullo, des outsiders attitrés comme Jean-Jacques Tachdjian. Et des jeunes qui tracent leur chemin comme Jean-Baptiste Levée qui siège déjà au conseil d’administration de l’association internationale Atypi, et vient de lancer sa propre fonderie Production Type pour mieux diffuser ses caractères et ceux de ses auteurs. Il nous y a reçus pour nous détailler ses projets et sa conception du métier.
Comment devient-on typographe ?
« Dans mon cas en complétant en 2004 un DSA option Création Typographique à l’Ecole Estienne, sous la houlette de Franck Jalleau et Sébastien Morlighem, puis en faisant un stage chez Christophe Badani. Après, j’ai un peu divergé en étant de 2004 à 2006 DA et directeur de communication du label de musique classique Ambroisie. Je me suis établi en freelance ensuite, en développant des fontes à façon. Je faisais la partie technique pour d’autres créateurs : extensions, etc.
Et petit à petit, on m’a commandé mes propres polices. Des clients institutionnels comme la RMN pour qui j’ai fait une police en points lumineux ; et des clients privés comme actuellement le Printemps pour son programme clientèle et Louis Vuitton pour leur magazine. Notre équipe compte maintenant trois permanents plus des développeurs web freelance et des auteurs »
Créer des caractères
« Je me sens plus proche d’un designer industriel que d’un graphiste, je fabrique moi-aussi des prototypes en mettant la maîtrise technique au service de la création. Comment ? On commence par esquisser les lettres de base : avec « hamburgerfonstiv », on a tout le vocabulaire pour bas de casse ou capitales. Je travaille sur le logiciel vectoriel Robofont, plus pertinent qu’Illustrator car très précis dans le calage, la mise en gabarit, la systématisation. Le dessin doit être rapide : la version Beta est livrée en 15 jours un mois.
On utilise du code, html, Python ou autre, pour « peigner » les caractères, vérifier par exemple qu’un « à » a la même chasse qu’un « a ». Le code donne aussi la surcouche pour afficher sur un écran de façon performante, cad au pixel près. Pour qu’une fonte s’affiche correctement, il faut aussi renseigner plusieurs fois des champs de façon différente, j’utilise un tableur pour distribuer l’information. Les fontes latines couvrent environ100 langues, le jeu de caractères complet a ainsi doublé voire triplé depuis les Classiques.
Il y a une notion d’efficience dans ce métier. On crée des caractères aussi développés que possible, mais aussi restreints que nécessaire : pas de multilinguisme si le client n’en a pas besoin. Il faut se concentrer sur les vrais besoins : qualité des approches, espacements, optimisation pour les écrans. Et on résout deux sortes de problèmes : des problèmes techniques liés au client, par exemple une police utilisable sur les compteurs d’une société de taxis. Et des problèmes d’identité visuelle qui sont plutôt le domaine des agences. »
La relation avec les clients
« J’essaie d’abord de décourager la commande d’un caractère propre: c’est lourd, long et cher. Si la motivation du client persiste, on passe à la formulation d’un brief. Et les commanditaires en France sont de plus en plus éduqués à la typo, savent de mieux en mieux formuler une demande. Après, il s’agit de trouver la solution artistiquement juste et efficace à la fois.
La durée de vie des caractères est longue, quasi-éternelle comparée à un logo, même si le client en change plus souvent. Même en numérique : la typo est le seul logiciel dont la durée de vie peut excéder 30 ans, comme les fontes Postscript achetées dans les années 80 et toujours utilisables…
Vis-à-vis du client, on apporte de l’expérience plus que de la technique. On retourne la demande pour y apporter son énergie et décider quelle voix on veut porter. Il faut dix ans pour devenir créateur selon Franck Jalleau. »
Sources et influences
« Je ne fais pas de patrimonialisme, je travaille avec l’histoire pour produire des formes contemporaines. Pour cela, ma bibliothèque est un outil important qui référence et nourrit la création, permet au travail de s’inscrire en rupture ou en référence à des modèles. Autre source de documentation : ma bibliothèque visuelle, cad des photos prises dans la rue, des inscriptions lapidaires. Et comme beaucoup, je dessine sur des carnets pour y coucher mes idées. »
Le projet Production Type
« Le métier de fondeur est différent de la création sur demande. Des caractères exclusifs fonctionnent souvent de façon « exotique » pour servir des besoins particuliers. J’ai ainsi créé des webfonts pour le Printemps pour faire de la composition polychrome : on combine les 2 fontes en choisissant les couleurs dans une CSS. Un caractère vendu au détail doit être lui polyvalent, s’installer sans problème sur les ordinateurs.
Après 10 ans de typos exclusives, j’ai voulu diffuser en retail des polices, d’où la création de Production Type en avril 2014. Production Type a vocation à éditer d’autres auteurs que moi, comme Yoann Minet ou le strasbourgeois Loïc Sander. Nous avons déjà un catalogue d'une dizaine de polices et prévoyons d’éditer deux caractères par trimestre. Production Type fonctionne comme un label musical, avec un catalogue et aussi des fontes en précommande. Par contre, je n’ai pas l’intention de faire des promos…
Et mettre en application le design qui accompagne les caractères, et non l’inverse, est excitant pour moi. Comme composer un sticker ou un spécimen pour une police. Production Type vend le spécimen imprimé 10€ sur son site, conçu comme une pièce de design : un bel objet avec mise en situation des caractères dans un container qui peut être un essai sur un point d’histoire ou de connaissance de la typographie, par exemple l’histoire des caractères microscopiques. Avec utilisation et mise en avant de nos caractères bien sûr. »
Propos recueillis par Paul Schmitt, février 2015
A noter : le blog d’actualité typographique Pointypo tenu par Pauline Nunez, Jérémie Baboukhian et Jean-Baptiste Levée