Joann Sfar et Dali
Fin de la Parenthèse : le délire érotico-surréaliste de Joann Sfar à propos de Dali.
Les nus et les artistes célèbres ne sont pas inconnus à Joann Sfar. Célèbre grâce à sa BD Le Chat du rabbin qu’il a lui-même adaptée en film d’animation, Joann Sfar a aussi réalisé un film Gainsbourg (2010, 3 Oscars en 2011) et plus récemment peint 110 toiles autour des Femmes au bain de Pierre Bonnard à l’occasion d’une exposition au Musée d’Orsay en 2015.
Le voici qui récidive dans son domaine de prédilection, la BD, avec la parution de Fin d’une parenthèse, album qui se veut une rencontre artistique avec Salvador Dali, en partenariat avec l’Espace Dali à Montmartre et la marque de haute couture Schiaparelli, dont la créatrice était proche du Maître surréaliste. Une BD pour adultes où Joann Sfar positionne son héros/alter ego, l’artiste Seabearstein, dans un huis-clos avec 4 modèles dénudés entourés de peintures de Dali, au milieu d’un Paris ensanglanté par les attentats de début 2015. Une histoire pour le moins originale qui mérite bien quelques explications de Joann Sfar lui-même.
Dali : Le théoricien de l’art avant le peintre
« Je me suis choisi Dalí pour maître au sortir de l’adolescence et n’ai guère dévié depuis, de son enseignement paradoxal. Je ne m’intéressais pas trop au Dalí peintre. C’est le théoricien que j’aimais. J’avais lu tous ses écrits, ainsi que les entretiens avec Pauwels. J’aimais tout. Il ne faisait rien d’autre, en inventant la paranoïa-critique, que reprendre à son compte la méthode platonicienne : logique formelle pour les choses séculaires, puis recours au mythe dès qu’on touche à ces châteaux fondateurs de l’âme, inaccessibles aux calculs mathématiques. Dalí c’est, par le chemin du délire, l’affirmation de la nécessité mathématique. Nul n’entre ici s’il n’est géomètre, c’est-à-dire persuadé que le Christ est un cube, à savoir une machine euclidienne formée d’os, de muscles, de tendons, cela sera sacré pour vous: le corps et sa représentation. »
La révélation
« Puis à l’occasion de ce travail dessiné pour l’Espace Dali, je suis entré en intimité avec les peintures de Dali. Ça m’a pris un an pour comprendre. J’ai rassemblé quatre jeunes femmes car j’avais été fasciné par cette photographie où il pose devant quatre modèles nus. On leur a mis des jolies robes (ndlr : d’où le partenariat avec Schiaparelli). On n’a mis les robes que le dernier jour, le reste du temps elles étaient nues. Je les ai laissé jouer avec les tableaux. Elles disposaient de reproductions des oeuvres et elles se débrouillaient pour les redire, en gestes, en danse, en théâtre. Il n’y avait d’autres spectateurs que moi-même et mon équipe réduite. Nous étions en vase clos, observateurs de notre propre délire.
Nous livrons ici le résultat de cette réclusion, réponse mutique et rageuse à l’âge de bronze qui nous revient de partout. Le maximum de violence impériale dont je suis capable se trouve dans cette tristesse de mon héros-artiste face aux squelettes de baleine. Notre civilisation se terminera sans qu’on ait compris pourquoi nos semblables ont pu encore une fois se laisser empapaouter par l’idée absurde qu’un prêtre saurait mieux qu’un peintre. Dalí parlait de cryogénie. On lui disait « Maître, pourquoi répétez-vous sans cesse que vous allez être cryogénisé ». Et Dalí répondait, je le cite de mémoire, que le jour où l’on annoncerait son décès, il se trouverait toujours un con, au fond d’un bistro, quelque part dans le monde, pour balbutier « Non, il n’est pas mort, il est cry-o-gé-ni-sé ». Le con, c’est moi. Je le crois réincarné dans ses oeuvres, je suis persuadé que rien n’est plus vivant que l’émotion qui vous retourne au moment où vous comprenez enfin une peinture que vous avez sous les yeux depuis toujours. Ces dessins sont le compte rendu des émotions psychotropiques et réellement ontologiques qui m’ont changé à jamais par la grâce d’un an de voisinage avec l’oeuvre peint de Salvador Dali.»
Ce compte rendu est visible à la fois sous forme de 190 planches (sur 220 au total), exposées au milieu des œuvres de Dali à l’Espace Dali à Montmartre jusqu’au 31 mars 2017, et sous forme de BD, Fin de la parenthèse, mise en couleurs par son habituelle complice Brigitte Findakly et parue aux Editions Rue de Sèvres, label adulte de la maison Ecole des Loisirs.
Et pourquoi titrer sa BD Fin de la parenthèse ? Au-delà de l’actualité, Joann Sfar, affecté par la mort de son père puis par son divorce, annonce ainsi sa volonté de tourner la page, et abandonne au passage BD adulte et artistes « pour longtemps », pour revenir au héros enfantin de ses débuts Petit Vampire.
Paul Schmitt, septembre 2016