Shoah et bande dessinée

Des liens pas évidents, jusqu’à l’arrivée des romans graphiques qui ouvrent de nouveaux horizons.

Un sujet aussi délicat que la Shoah peut-il être traité en bande dessinée ? Oui, a démontré Art Spiegelman avec Maus (de 1980 à 1991), chef d’oeuvre qui dessine de façon stylisée l’odyssée de ses parents juifs polonais essayant de survivre dans l’Europe nazie. Mais jusque-là les précédentes tentatives n’étaient guère concluantes: elles étaient, à quelques exceptions près, approximatives avec la vérité historique et noyaient les spécificités de la Shoah dans une dénonciation générale de la barbarie nazie. La Shoah a même été un sujet qu’on évitait pendant la guerre et même dans les années d’après-guerre, découvre-t-on en visitant l’exposition « Shoah et bande dessinée » au Mémorial de la Shoah à Paris jusqu’au 30 octobre 2017.

Le mythe de la France résistante
Gaullistes comme communistes veulent rendre sa fierté au pays après la guerre. On insiste donc sur le rôle des Résistants et leur courage même en camps de concentration. Les Juifs sont juste des persécutés comme les autres, comme le montre le dessinateur Edmond-François Calvo dans son admirable La Bête est morte ! dessiné sous l’Occupation et publié dès fin 1944. Jean-Michel Charlier et Jean Graton, futurs créateurs de Buck Danny et Michel Vaillant respectivement, font exception en mentionnant spécifiquement les rafles de Juifs à Budapest dans Spirou en 1952. La Shoah refait vraiment surface dans les consciences françaises dans les années 70 quand on (re)découvre le rôle de Vichy dans les déportations de Juifs français.

Pourquoi les superhéros n’ont pas libéré les camps d’extermination ?

Will Eisner (créateur du Spirit en 1940), Joe Simon et Jack Kirby (créateur de Captain America en 1940) : les dessinateurs de comics pendant la guerre sont presque tous juifs. Ils mettent bien sûr leurs héros au service du patriotisme et de la cause antinazie en général avant même que les Etats-Unis n’entrent en guerre. Mais, par souci d’assimilation, crainte d’un antisémitisme latent en Amérique aussi, ils préfèrent ne pas insister sur les spécificités des persécutions contre les Juifs, pourtant largement connues de la communauté juive aux US. Et après-guerre, la Shoah semble un sujet trop traumatisant pour le montrer dans des publications destinées à un jeune public.

 Le numéro 1 du magazine Captain America en mars 41 montre ainsi le héros décocher un formidable coup de poing à Hitler, mais à partir de 1942 Captain America se concentre sur la guerre dans le Pacifique. En février 1940, Superman traine Hitler et Staline devant la Société des Nations (l’ONU d’alors) pour y être jugés, mais c’est pour avoir envahi la Pologne. Exception à la règle : Master Race, comics de 8 pages parue en 1955 dans la revue Impact qui met en scène l’horreur des camps avec un superbe graphisme.

Plus de vingt ans séparent Master Race de la révolution Maus, au cours desquels le thème de la Shoah est totalement absent, hormis certaines séries que l’on devrait qualifier, faute de mieux, de Holocaust Fantasy. Reste qu’aucun super-héros ne viendra sauver les Juifs d’Auschwitz.

Le roman graphique, territoire de tous les possibles

Plus qu’une BD, Maus est un des premiers exemples de graphic novel, ce roman graphique qui élargit le territoire de la BD tant sur la forme que sur le fond, lui permettant d’aborder des sujets complexes, destinés aux adultes. Maus va également déterminer deux aspects centraux du genre pour les années 1990: les images seront monochromes, réalisées au crayon, au fusain ou à l’encre, et l’histoire se fondera sur le témoignage – direct, reconstitué après les faits (Seules contre tous de Miriam Katin) ou entièrement fictionnel (Yossel de Joe Kubert). La génération suivante de romans graphiques, à partir des années 2000, élargit le traitement avec de nouveaux outils : la polychromie, basée sur des photos d’« acteurs » prises pour la circonstance ; et une narration entièrement « manufacturée » – le contraire d’un mémoire ou d’un témoignage.

Au total, nombre d'ouvrages majeurs ont été publiés ces 20 dernières années : Le Complot, de Will Eisner (Grasset, 2005), Seules contre tous, de Miriam Katin (Seuil, 2006), Yossel, de Joe Kubert (Delcourt, 2006), l’excellente série Sir Arthur Benton (2005) de Tarek, Perger et Pompetti. Les autres génocides, arménien, tutsi, tzigane, font eux aussi l’objet de romans graphiques. La Shoah devient un thème parmi d’autres : « une mémoire apaisée » écrivent Joël Kotek et Didier Pasamonik dans le catalogue de l’exposition, un ouvrage très documenté, indispensable à qui voudra aller plus loin.

Paul Schmitt, février 2017