Manuel d’écriture de jeux vidéo » de Jean-Yves Kerbrat aux Éditions L’Harmattan (2006):

Jean-Yves Kerbrat, professeur d'art numérique à Paris et professionneldu jeu vidéo, vient de faire paraître aux Editions l'Harmatan son « Manuel d'écriture de jeux vidéo » (347 pages, 29 €). Ce « livre de référence » comme l'affirme Christophe Ramboz, ancien président de Vivendi Universal Games, vous détaille avec force exemples les techniques scénaristiques d'écriture pour le jeu vidéo en s'appuyant sur celles du cinéma. Nous en publions ici (en deux parties) quelques extraits avec l'aimable autorisation de l'auteur. Seconde partie...

(Illustrations rajoutées par pixelcreation)

 

 

 

 

Poser les bases de votre idée: LA COURBE DRAMATIQUE


Ce chapitre vous propose de créer les grandes lignes d’une histoire captivante pouvant être développée par la suite lors de la création du scénario. Dans un jeu vidéo, l’histoire doit être à la fois intéressante et suffisamment interactive pour que son public ait assez de prise sur elle pour ne pas se sentir frustré par la façon dont elle évolue. Même s’il est difficile de donner la « recette » d'une bonne histoire, il y a plus de 2500 ans que tous les auteurs dramatiques s'y intéressent (Aristote, La Poétique), il existe donc un moyen d'analyse : la courbe dramatique. Le DRAME est constitué de trois éléments, qui en sont le moteur : OBSTACLE – EMBARRAS DU CHOIX – DECISION. Ces trois éléments sont appelés : verrou scénaristique. Pour connaître, pour avoir accès à une autre partie de l’histoire, du récit, il faut faire sauter un ou plusieurs verrous scénaristiques. À partir de ces trois éléments, on peut schématiser le drame en trois actes appelés courbe dramatique (ou arc dramatique) :

Le Set-Up est l’introduction de l’histoire.
Les Plot-Point sont des confrontations qui permettent de passer à l’acte suivant.

  • L’acte I est appelé « exposition », dans cet acte, le problème est posé, les personnages cernés et l’ambiance située.
  • L’acte II s’appelle « développement », le problème est complexifié.
  • L’acte III est la « résolution » du problème.

C’est une loi de progression continue qui veut que la tension dramatique soit croissante jusqu’au « climax », comme le dit Hitchcock : « Comme un train à crémaillère ».

  • Le climax est le point culminant ou convergent un certain nombre de décisions prises au cours de l’histoire en fonction des situations données.
  • La résolution ne veut pas dire que tout est résolu, bien au contraire, cela signifie qu’une situation donnée ne connaîtra pas de développements supplémentaires. Il faut même laisser un point d’interrogation permettant au joueur d’imaginer une suite … Par contre, la règle du bon dénouement a été affirmée par Aristote dans sa « Poétique » qui exige que le dénouement naisse de l’histoire, des données de cette histoire et non pas de l’intervention magique d’un élément extérieur (Deus ex machina).

La courbe dramatique est une représentation de la courbe d'intensité de l'histoire. L'œuvre est dite « bonne », qu'elle « fonctionne », lorsque cette courbe se superpose à la courbe d'émotions des spectateurs car la narration suit une progression, s’appuie sur des temps forts et sur l’anticipation du spectateur, de l’utilisateur –joueur. Tout l’art de l’écriture est de jouer sur cette anticipation, il faut donc susciter, entretenir et diriger l’anticipation par des mystères, des suspens, des questions, des dangers, des attentes, des informations, des fausses pistes tout en surprenant l’utilisateur –joueur en faisant apparaître autre chose que l’attendu ou alors à un autre moment, … L’anticipation fonctionne sur la totalité de l’histoire (comment finira-t-elle ?), mais également sur ce qui va se passer dans 2 secondes…
L’intensité dramatique augmente au fil de l’histoire, les obstacles deviennent alors de plus en plus difficiles et les prises de décision de plus en plus périlleuses pour le héros, ce qui permet une importante identification du spectateur qui se projette alors à l’écran et suscite l'émotion du spectateur.

Courbe dramatique à 3 actes obligatoirement ?

 

La représentation traditionnelle du récit dramatique comporte 3 actes, peut-on reproduire ce schéma à 3 actes dans une fiction interactive comportant 15 niveaux telle « TombRaider I »  de Eidos  (voir annexe 1) ? « TombRaiderI » comporte 15 niveaux dont on peut séparer les scènes cinétiques (scènes sans interactivité) et les scènes durant lesquelles le joueur est actif. Vous retrouvez alors 4 mondes, 4 actes : le monde inca, gréco-romain, égyptien et celui de l’Atlantide.
Cette représentation sert de schéma de base à l’écriture d’une fiction interactive. Ce schéma peut être modifié, complexifié, l’acte II se dédouble alors et le schéma comporte 4 actes, nombre d’actes de « Diablo » de Blizzard.
Le récit cinématographique et la fiction interactive sont deux produits de divertissement différents. Un film de cinéma dure en moyenne 90 minutes, une fiction interactive possède une durée de vie, de « consommation » plus importante. Le prix de vente d’un jeu vidéo est trois fois supérieur à celui d’une cassette de film lors de sa sortie, il est donc forcément conseillé de construire votre fiction interactive sur la base de 3 ou 4 actes.

Pour une structure dramatique possédant 4 actes, il suffit d’ajouter un plot-point, le plot-point 3 permettant de passer à l’acte suivant, l’acte IV. La construction d’une courbe dramatique représente la courbe d'intensité de l'histoire, suscite l'émotion du spectateur (appelée catharsis en dramaturgie) et lui propose des situations variées. Elle représente également la première phase de représentation des différents paliers d’un jeu vidéo, visibilité de la progression du personnage héros. Au fur et à mesure de la construction de votre courbe dramatique, la représentation des différents paliers de votre jeu s’éclaircira, se précisera. Construire une courbe dramatique Un récit dramatique se construit par l’enchaînement d’un grand nombre de mini -drames. Ces petits drames sont appelés verrous scénaristiques. Un certain nombre de minis- drames forment un acte et trois ou quatre actes forment une structure dramatique, une courbe dramatique. La quête du Graal n’est pas une épopée en soi ; elle est constituée d’une suite d’obstacles, de drames. Un scénariste dispose un certain nombre d’obstacles (psychologiques ou physiques) tout au long du parcours du héros pour que celui-ci les franchisse afin de faire progresser l’histoire et augmenter l’intensité dramatique du récit. Pour cela, il place le héros devant un obstacle dont l’issue reste incertaine (embarras du choix), puis le scénariste choisit la décision du héros. Exemple tiré du film Blade Runner : Dans l’appartement de Deckard, Rachel explique qu'elle se sent mal d'avoir tué un homme. Selon Deckard, tuer des Réplicants, cela fait partie de la gestion du produit, mais Rachel répond que le produit, c'est ELLE -> OBSTACLE (VERROU SCENARISTIQUE). Rachel lui demande : « Si je m'en vais, vas-tu me poursuivre? » -> EMBARRAS DU CHOIX. Elle lui a sauvé la vie, il lui répond que non -> DECISION DU HEROS, DU SCENARISTE., mais que quelqu'un d'autre le fera... Deckard vient s'asseoir à côté d'elle, il est sur le point de l'embrasser. Troublée, elle essaie de s'enfuir mails, il l'empêche d'ouvrir la porte et la force à dire « Embrasse-moi » -> PROGRESSION DE L’HISTOIRE, augmentation de l’intensité dramatique (Deckard, par son comportement, n’est-il pas lui-même un Réplicant ?). Avant d’en arriver à ce stade de précision, vous devez poser les bases de votre idée, vous disposez de la prémisse et de l’arène principale de votre jeu. Afin de construire une courbe dramatique, servez-vous de la structure des contes de fées. Ce schéma est nécessaire à la création puis à la construction d’un jeu vidéo, l’objectif du scénariste interactif étant de ramener l’utilisateur –joueur dans le « droit chemin » quelles que soient ses décisions.

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