La Phrase de Ruedi Baur et Karelle Ménine

La ville de Mons en Belgique sort son patrimoine littéraire : une phrase de 10km de long a parcouru les murs de la cité en 2015. Une ambitieuse expérience de design urbain menée par Ruedi Baur et Karelle Ménine.

Mons a été élue capitale européenne de la culture 2015. Mais Mons est aussi une ville en souffrance, comme beaucoup dans la région. Autrefois prospère, abritant même un cercle d’auteurs surréalistes dans les années 30, elle périclite depuis la fermeture des mines et la chute de la sidérurgie dans les années 70. Au point qu’un quart de la population souffre de pauvreté voire d’illetrisme.

Contactée dès 2013 pour préparer Mons 2015, l’auteur et artiste littéraire Karelle Ménine conçoit un projet original intitulé La Phrase, qu’elle a souhaité réaliser avecRuedi Baur. Écrire, au coeur de la ville de Mons, une phrase de 10 kilomètres élaborée à partir d’un corpus tiré d’oeuvres d’auteur(e)s montois, puis du Hainaut, de Belgique, et enfin du monde entier. La Phrase commence à la gare de Mons, accueille les visiteurs. Après avoir parcouru la ville, elle les reconduit en ce même lieu. Les mots sont positionnés sur les murs et trottoirs, réagissant aux reliefs, aux formats des briques, aux fenêtres comme aux angles de rue.

Le projet répond parfaitement aux vues de Ruedi Baur, qui s’est toujours préoccupé de l’accaparement de l’espace public par la seule publicité, ou les avertissements officiels  (panneaux indicateurs et routiers, etc.). « L’expression publique s’est beaucoup affaiblie depuis 40 ans, il faut se réapproprier l’espace public et recommencer à y vivre, y réintroduire de la poésie ». Karelle Ménine enfonce le clou : « L’idée n’est pas de faire de l’art le sauveur de la société, mais de remettre le patrimoine culturel dans la cité, de le sortir des institutions officielles que ne fréquente qu’une partie de la population ».

La Phrase est un « work in progress » durant toute l’année 2015. Chaque jour 35m de texte est peint en capitales par trois peintres en lettres accompagnés de leur roulotte. L’écriture sur façade est inscrite à l‘encre sur un film protecteur blanc ; l‘écriture sur sol est réalisée en peinture. Au préalable, Karelle Ménine a négocié avec chaque propriétaire (des centaines au total !) la disposition de leur mur ou du bout de trottoir devant chez eux. Une phase de prototypage permet de vaincre les résistances, et les réticences des habitants portent plus sur les éventuelles dégradations (tagage) que sur le texte qu’ils ne découvriront qu’une fois écrit sur leur mur. Karelle Ménine tient à inclure la prison de la ville dans le parcours et écrit un texte sans fin qui tourne sur les 4 murs du bâtiment.

L’atelier Laboratoire Integral Ruedi Baur fait le design : délimitation du trajet, mesures des surfaces, calcul du nombre de lettres par segment. Et Ruedi Baur fait le choix de la police Garaje de Thomas Huot-Marchand. Une version modifiée sera également utilisée un temps, ainsi que l’écriture calligraphique, avant de revenir à la Garaje qui offre le grand avantage d’être modulable dans l’espace. Le film support est du MACtac blanc, choisi aussi pour être éphémère.

Car à peine achevée mi-décembre 2015, La Phrase doit disparaître dès janvier 2016.  Au regret de beaucoup d’habitants qui, signe de succès, en arrachent eux-mêmes de petits bouts pour les garder chez eux. Il reste néanmoins de cette ambitieuse expérience de design un livre : La Phrase, Une expérience de poésie urbaine rassemble 600 photos de l’expérience, avec des textes explicatifs de Karelle Ménine et Ruedi Baur, et est publié par les Editions Alternatives ce mois-ci. Plus un film témoin, en versions longue et courte, par Laboratoire irb à voir sur Vimeo (mots clés : La Phrase Mons).

Paul Schmitt, avril 2016

La Phrase, Une expérience de poésie urbaine
Ruedi Baur et Karelle Ménine
Editions Alternatives (Gallimard)
317 pages, 600 photos
19€ (25€ relié)

Crédits photos:
Gautier Houba: 01, 02, 09, 10, 13, 14, 17, 20, 21
Zéphyr Haution & Théau Varlet: 04
Elodie Houssière: 05
Mons 2015: 06, 07, 08, 11, 16, 22, 23, 24
Ingra Soerd: 15
Beata Szparagowska: 18, 19