Despicable Me
Une réussite qui propulse ses auteurs, et en particulier le coréalisateur Pierre Coffin et le studio Mac Guff, au premier rang mondial de l'animation.
Avant même sa sortie en France ce 6 octobre 2010, Despicable Me/Moi, moche et méchant a déjà récolté $243 millions aux US et $82 millions ailleurs dans le monde. Pas mal pour un studio débutant, Illumination Entertainment ! Sauf que cette division nouvellement créée du géant américain Universal est dirigée par un vétéran : Chris Meledandri. Après avoir fondé la section animation chez 20th Century en rachetant le studio Blue Sky, il l’a conduite au succès avec les deux premiers épisodes de la saga Age de glace. En 2007, il cède aux sirènes d’Universal et les rejoint pour fonder Illumination Entertainment.
Le projet Despicable Me débarque chez Mac Guff
Sur une idée de l’animateur Sergio Pablos, Chris Meledandri met en route le projet Despicable Me (« Méprisable moi », devenu Moi, moche et méchant en français) avec ses compères John Cohen et Janet Healy. Premier challenge : trouver les « key creative people » pour ce film. Chris Meledandri fait appel à Chris Renaud, réalisateur en 2007 de No time for nuts, un court sur Scrat, l’écureuil fou d’Age de glace, nominé aux Oscars. Janet connaissait les talents du français Pierre Coffin pour l’animation, lequel travaillait en pub comme en série d’animation avec le studio français Mac Guff. Pionnier de l’image de synthèse depuis 1986, Mac Guff a fait ses preuves dans le long métrage d’animation avec Azur et Asmar (Michel Ocelot – 2006) et est alors en train de produire Chasseurs de Dragons (Arthur Qwak et Guillaume Ivernel – 2008) dont la qualité fait mouche auprès de Chris Meledandri et Janet Healy. Décision est prise en 2008 de localiser la fabrication du film chez Mac Guff, Janet Healy venant elle-même s’installer sur place à Paris. Une décision qui permet de budgéter Moi, moche et méchant à $70 millions au lieu de $150 à $200 millions chez les grands rivaux Dreamworks et Pixar…
A écouter Janet Healy et Bruno Mahe, directeur de la technologie chez Mac Guff, le process est simple : les auteurs et l’Art department (en charge du design des personnages et décors) sont aux US, l’animation est faite par Mac Guff à Paris avec Chris Renaud et Pierre Coffin à la réalisation, l’étalonnage du film sera fait à Los Angeles, et la bande sonore au Skywalker Ranch de George Lucas près de San Francisco. Les liaisons se font quotidiennement entre Paris et les US avec des outils aussi simples que Skype et iChat (avec des liaisons par fibres optiques tout de même), plus une vidéoconférence quatre fois par semaine. L’équipe comptera jusqu’à 330 personnes, dont 265 graphistes, toutes disciplines confondues, avec une spécialisation poussée : par exemple, un département layering prépare les layers avant le compositing.
Mac Guff upgrade ses serveurs avec IBM
Mais pour fabriquer les 1500 plans de Moi, moche et méchant, et en relief 3D qui plus est, Mac Guff a dû « muscler » aussi ses moyens techniques. Mac Guff a développé depuis ses débuts son propre « pipeline » de production d’images sous Unix puis Linux : à la base, son logiciel propriétaire MGLR pour l’animation et le compositing 2D, le calcul d’images (rendu) et la gestion des fichiers/assets, plus Maya pour l’animation et Nuke pour le compositing. Pour Bruno Mahe, cela permet à son équipe R&D de se concentrer sur les modules complémentaires et la stéréographie (relief 3D). Mais pour Moi, moche et méchant, la qualité exigée par les producteurs est supérieure à ce que Mac Guff a fait jusqu’ici, et il leur faut être très réactifs pour coller au plus près au besoin des artistes. De plus, la stéréographie 3D exige deux fois plus d’images (une pour chaque œil). Tout cela demande plus de puissance de calcul et plus de stockage, avec des contraintes d’espace disponible et de chaleur à dégager. Mac Guff et Illumination Entertainment résolvent le problème en passant un partenariat avec IBM, similaire à celui qui lie Dreamworks et HP. Une équipe de spécialistes d’IBM étudie le problème et met en place avec leur intégrateur français Serviware un serveur basé sur leur solution iDataPlex. La solution repose sur 2 plateformes iDataplex, chacun tenant dans un seul rack, avec 116 serveurs et 6500 cœurs de processeurs gérés par un dispatcheur qui distribue les calculs. Une porte refroidie par eau évite le recours à la climatisation, d’où un gain de 40% d’énergie par rapport à une solution classique. Cette « ferme de calcul » dispose de 142 Téraoctets de mémoire utile dans leurs locaux du XVème arrondissement de Paris, plus une solution de backup du côté de la place de Clichy par sécurité. Bruno Mahe explique que l’installation d’un iDataPlex prend un peu plus d’une journée, et le déploiement trois semaines seulement.
La stéréographie 3D, c’est compliqué…
Mac Guff avait déjà fabriqué 2 courts ainsi que quelques « rides » (films de parc d’attraction) en relief ces dernières années. Pour les besoins de Moi, moche et méchant, la production a fait appel à John Benson, un expert en relief 3D qui a récemment fait la stéréographie de Coraline, le récent film d’animation de Henry Selick. Car un film en relief pose des difficultés spécifiques, même si l’animation est inchangée.
La stéréographie doit être prise en compte dès le layout, cad dès la disposition des décors dans la scène, suivant l’effet relief recherché. Pour rendre le relief confortable à regarder, il faut aussi respecter ce qu’on appelle l’ « eye match » : à la jonction de deux plans d’une scène la caméra doit rester fixée sur le même endroit et, en stéréographie, à la même profondeur. L’écriture filmique aussi peut être affectée : pour éliminer certains éléments vus par un seul œil, ce qui est gênant pour le spectateur, il faut modifier le cadrage. Mac Guff a ainsi dû modifier 70 plans. De plus, certains effets fonctionnent mal en stéréo : les reflets dans les lentilles (flare), les fumées. Du coup, la version « 2D » d’un film a parfois des VFX différents de la version relief.
Pixelcreation a également rencontré Bruno Chauffard, superviseur de l’infographie chez Mac Guff Ligne. À ce titre, il a chapeauté toute la production, depuis les premiers tests jusqu’à l’étalonnage final, et nous donne son témoignage sur les défis techniques du film :
Pixelcreation : Comment se sont passé les premiers contacts avec l’équipe américaine ?
Bruno Chauffard : Une des choses qu’ils ont appréciées chez nous, c’est notre réactivité. Dans les studios américains, il y a une certaine inertie liée à la lourdeur des équipes. En France, et en tout cas à Mac Guff, nous travaillons avec des équipes plus réduites. Il y a moins d’intermédiaires, et grâce à ces contacts directs, nous sommes en mesure de faire des modifications très rapidement, en deux ou trois jours seulement. C’est quelque chose qui les intéressait beaucoup. Ils voulaient absolument garder cette façon de faire.
Pixelcreation: Et les Américains, que vous ont-ils apporté ?
Bruno Chauffard : Leur sens de l’organisation. Ils travaillent de manière très différente, très structurée, avec des plannings sur le long terme. Par exemple, il y a un quota de plans à réaliser par semaine. On est constamment alimentés en nouveaux plans. Et puis, en France, on travaille plutôt bobine par bobine, c’est-à-dire une fois qu’une bobine est terminée, on passe à la suivante (il y en a cinq ou six dans un film). Les Américains, eux, travaillent par séquence, quelle que soit la bobine.
Pixelcreation : Comment avez-vous intégré cette nouvelle façon de faire ?
Bruno Chauffard : Il a fallu apprendre à travailler de manière différente, et plus encore, s’adapter à la fréquence des changements. Sur Chasseurs de Dragons, une fois que les plans arrivaient en animation, il n’y avait quasiment plus de modifications. Tous les choix avaient été faits au stade du story-board ou du layout. Le processus était très linéaire, alors que sur Moi, Moche et Méchant, le film a continué d’évoluer tout au long de la production. Rien n’est figé dans ce processus : des séquences disparaissent, d’autres arrivent, les dialogues sont réenregistrés, etc. Tout change tout le temps, mais c’est pour le bien du film.
Pixelcreation : Le film étant en relief 3D, vous avez dû traiter le double d’images que sur une production normale…
Bruno Chauffard : C’est exact. À cause de la stéréoscopie, le film était un sacré défi sur le plan du stockage et de l’infrastructure. L’ensemble des données représentait 142 To ! Afin que chaque artiste puisse travailler dans les meilleures conditions, nous avons fait l’acquisition de nouveaux matériels de stockage de données et installé un réseau plus performant. Notre capacité de stockage a été doublée par rapport à ce qu’elle était auparavant. Elle nous a permis de sortir 500.000 frames (cad images ou parties d’images) par semaine.
Pixelcreation : C’était votre premier projet en relief ?
Bruno Chauffard : Nous avions déjà travaillé en stéréoscopie, mais c’était pour des films d’attraction du genre Futuroscope, pas sur un long-métrage entier. Cet aspect du projet a été chapeauté par un Américain, John Benson, qui avait supervisé Coralinede Henry Selick. Le relief a été soigneusement dosé plan par plan en fonction de l’effet souhaité, mais aussi de ce qui précédait et de ce qui suivait. Parfois, on travaillait sur la profondeur de l’image, c’est-à-dire ce qui se trouve « derrière » la surface de l’écran ; d’autre fois, on jouait sur le jaillissement, c’est-à-dire ce qui se trouve « devant » le plan de l’écran. On pouvait aussi changer la profondeur de l’image en plein milieu d’un plan : par exemple, lorsque Gru lit une histoire aux enfants, le relief est de plus en plus prononcé, puis lorsqu’il referme le livre d’un coup sec, l’image revient brusquement « à plat ».
Pixelcreation : Est-ce que le relief a posé des défis techniques supplémentaires ?
Bruno Chauffard : L’une des particularités de la stéréoscopie, c’est qu’il faut calculer les images droite et gauche avec le moins de temps possible entre les deux. Nous avons un moteur de rendu développé en interne, MGLR. On calculait toujours l’image de l’œil gauche en premier, puis celle de l’œil droit, mais si on perdait trop de temps, les deux images pouvaient se retrouver différentes à l’arrivée.
Pixelcreation : Pour quelle raison ?
Bruno Chauffard : Il peut se passer plusieurs choses : le logiciel est mis à jour, un élément est optimisé, un bug apparaît, etc. Autant de raisons qui font que la seconde image ne sera pas exactement identique à la première, ce qui engendrera une gêne visuelle pour le spectateur. On a passé beaucoup de temps à comparer les images gauche et droite pour traquer les moindres différences. Il y avait notamment beaucoup de problèmes au niveau des reflets : ils n’étaient pas identiques. Du coup, nous les avons souvent refaits afin qu’ils fonctionnent mieux en relief. Un processus assez laborieux, certains plans difficiles ont été recalculés jusqu’à 16 fois !
Pixelcreation : Les scènes de foule des Minions ont dû vous donner du fil à retordre…
Bruno Chauffard : Oui, ces personnages sont presque toujours en groupe. Là où il y en a un, il y en a vingt, ce qui présentait un gros défi pour l’animation. Il y en avait toujours plusieurs à animer simultanément. Pour les scènes de foule, nous avons travaillé à l’aide de cycles de marche automatisés, retouchés par des interventions manuelles. On modifiait les animations individuelles jusqu’à ce que les Minions aient tous l’air de faire quelque chose de différent.
Pixelcreation : Le succès international de Moi, Moche et Méchant vous offre un beau ticket d’entrée pour Hollywood…
Bruno Chauffard : Effectivement, et nous sommes déjà en production sur un autre film d’animation pour le même studio. Il s’agit de l’adaptation d’un conte du Dr. Seuss, The Lorax. La réalisation de Moi, Moche et Méchant nous a permis d’apprendre à travailler d’une manière différente, il nous a rendus meilleurs dans ce qu’on fait. On espère bien que cette réussite donnera envie à d’autres producteurs américains de venir en France…
Paul Schmitt et Alain Bielik – octobre 2010
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 19 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.