Noé

Un déluge de VFX orchestré par ILM qui a dû gérer le plan le plus ambitieux de son histoire.

L’histoire de l’Arche du Noé et du Déluge, tout le monde la connaît – ou croit la connaître. Mais lorsqu’on s’apprête à découvrir Noé, il vaut mieux oublier toutes ces idées préconçues car le spectacle grandiose auquel Darren Aronofsky nous convie ne ressemble à rien de connu. C’est comme si Hollywood avait confié 130 millions de dollars au cinéaste le plus audacieux du moment (et auréolé de son dernier succès avec Black Swan) pour réaliser un blockbuster purement expérimental, quitte à perdre une partie du public en chemin.

Car Aronofsky nous propose une version très personnelle de ce mythe fondateur de notre civilisation. L’Arche est peuplée d’animaux fantastiques inconnus dans notre monde, et le vaisseau est défendu… par des géants de pierre à six bras ! Pour beaucoup de spectateurs (surtout dans la mouvance chrétienne), c’est du grand « n’importe quoi », mais ces idées a priori saugrenues s’inscrivent dans une vision globale qui fonctionne parfaitement.

Le concept des animaux fantastiques se justifie aux yeux d’Aronofsky par le fait qu’il s’agit de branches de l'évolution qui ont cessé d'exister après le Déluge. Le monde de Noé va mourir, et une nouvelle Terre va en jaillir, avec des espèces qui vont évoluer différemment pour parvenir à la forme que l’on connaît aujourd’hui. La même approche a servi de base pour la création des paysages : ce monde-là n’existe plus, il a été englouti il y a des milliers d’années.

Des animaux par milliers
Pour ILM, chargé des effets visuels, cela impliquait la création de milliers d'animaux fantastiques, des créatures basées sur des animaux réels, mais à la morphologie subtilement modifiée. Aronofsky souhaitait s’éloigner le plus possible de l’image éculée de la gentille girafe avec sa tête qui dépasse de l’Arche, comme dans presque toutes les illustrations pour enfants. L'équipe s’est donc jetée sur les manuels de Préhistoire et les traités sur l'Évolution afin de dénicher des espèces disparues qui pourraient convenir.

Compte tenu de la quantité d'animaux à modéliser, il était strictement impossible de les créer un par un, ou plutôt deux par deux puisqu'ils fonctionnaient par paires. ILM a donc mis au point une stratégie d'optimisation de cette étape. Les animaux ont été scindés en différentes catégories dont chacune pouvait être basée sur un squelette unique. Par exemple, les chevaux, les zèbres, les gazelles, etc. pouvaient fonctionner avec un squelette commun. Cette astuce limitait de manière considérable le nombre de modélisations nécessaires.

Elle présentait aussi un gros avantage sur le plan de l'animation : tous les animaux d'une même catégorie pouvaient être animés par le même cycle d'animation, car ils étaient tous basés sur le même squelette. De la même manière, les textures, les fourrures, les cornes, les écailles, etc., étaient conçues pour être interchangeables au sein d'une même catégorie. Grâce à cette optimisation, ILM a pu obtenir une grande quantité d'animaux différents à partir d’un nombre raisonnable d’éléments de départ.

Dans les plans larges, en particulier ceux où les animaux rentrent dans l’Arche, on compte jusqu’à 8000 animaux présents à l'image.  

Pour animer un si grand nombre de personnages, ILM a choisi d'utiliser pour la première fois Massive de Weta Digital. Le logiciel permettait d’éviter les collisions, de faire en sorte que les petits animaux ne soient pas piétinés par les grands, et aussi que les spécimens d'une même espèce marchent gentiment deux par deux. Dans chaque plan, les animateurs identifiaient un groupe d'animaux clés, ceux qui étaient le plus susceptibles d'attirer l'attention des spectateurs. Sur ces animaux, l'animation automatisée de Massive était retouchée à la main. L'équipe ajoutait des mouvements plus élaborés ou bien des petites saynètes entre animaux. L'idée était de donner l'impression d'une masse grouillante de vie et non pas de robots programmés.

Le plan de tous les records
Même avec les efforts d'optimisation, les plans d'ensemble se sont avérés être les plus énormes de l’histoire d'ILM en terme de rendu. Déjà, il fallait faire tourner plus de 250 simulations Massive pour obtenir un plan large. Ensuite, l'équipe devait gérer plus de 2000 rendus de simulation de poils dans RenderMan ! Autrement dit, le compositing avait littéralement des milliers d'éléments à gérer. Un membre du département s'est d'ailleurs amusé à calculer qu'il aurait fallu 38 ans pour finaliser le plan le plus complexe à partir d’un ordinateur à processeur unique…

L'intérieur de l’Arche a été entièrement modélisé par ordinateur, poutre par poutre, afin que les animaux puissent circuler de façon réaliste. Le modèle 3D était la reproduction exacte du décor réel, lequel représentait un tiers de la superficie du vaisseau. Tout à fait inhabituelle, l’architecture rectangulaire de l’Arche pourra en surprendre plus d'un, mais elle est pourtant basée sur les dimensions indiquées dans la Bible…

Dans tous les plans larges, le décor réel de l'Arche, long de 51m et bâti au centre d'une forêt de Long Island, a été prolongé par ordinateur, et le paysage environnant modifié. ILM s’est même amusé, avec la bénédiction d’Aronofsky, à reproduire un type de plan caractéristique de la saga Star Trek : la caméra tourne autour de l’Arche comme lorsqu’elle survole amoureusement le vaisseau Enterprise.

L’équipe a également eu fort à faire avec un plan qui survient plus tôt dans le film : on y voit la naissance en accéléré d'une forêt entière au centre d'une région désertique. Pour l'occasion, ILM a utilisé une version améliorée de SpeedTree, un logiciel du commerce spécialisé dans ce type de création végétale à grande échelle. La difficulté consistait à contrôler la croissance des végétaux de manière à ce que le résultat final corresponde au look et à la configuration de la forêt réelle dans laquelle le film avait été tourné.

Contrôler l’élément liquide
Parallèlement, le département « animation effets visuels » d’ILM travaillait d'arrache-pied sur une autre séquence clé, presque aussi exigeante : celle du Déluge. La différence, c'est que le studio bénéficiait déjà d'une expérience considérable en termes de simulation de fluides pour reproduire l’élément liquide sous toutes ses formes. Les projets Battleship et Pacific Rim ont permis à l'équipe de développer de nouveaux outils à l'efficacité remarquable sur le plan des interactions solide/liquide, et d’utiliser des moteurs de rendu de nouvelle génération.

Ce savoir-faire est visible dans la scène de l'attaque de l’Arche où des milliers d’assaillants (animés en motion capture dans Massive) piétinent dans un flot liquide qui monte sans cesse, tandis que les Géants (animés à la main dans Maya) se battent avec vigueur en créant d’énormes remous autour de leurs pieds. Sur ce projet, le principal effort de l'équipe R&D a d’ailleurs consisté à optimiser les outils de simulation de fluides de manière à ce que le résultat soit toujours modifiable manuellement. La séquence franchit un nouveau seuil de complexité lorsque le sol s’effondre autour de l’Arche – ou quand les simulations de fluides doivent s’intégrer dans des simulations de corps rigides…

Avec Noé, ILM a donc écrit une nouvelle page de son histoire. Malgré les nombreux aspects fantastiques du film, le superviseur des effets visuels Ben Snow estime que c’est l’approche terre à terre du réalisateur qui permet à l’ensemble de fonctionner. “Je crois que l’une des décisions les plus marquantes a été de tourner le film de façon aussi réaliste que possible. Quand vous atteignez ce degré de vraisemblance dans les images réelles, cela fournit une base solide pour y incorporer des effets visuels. Du coup, le spectacle est au rendez-vous sans être envahissant au détriment de l’histoire.”

Alain BIELIK, avril 2014
(Commentaires visuels Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 23 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.