The Prodigies

Non, le cinéma d’animation français ne se limite pas à Sylvain Chomet et Michel Ocelot. Antoine Charreyron frappe un grand coup avec cette adaptation du roman choc de Bernard Lenteric, La Nuit des Enfants Rois. Un film réalisé dans des temps records, tout en préservant une forte identité visuelle. Pixelcreation vous entraîne dans les coulisses de ce projet hors du commun.

En 2006, le long métrage Renaissance avait jeté les bases d’un cinéma d’animation français différent, un cinéma où la motion capture serait utilisée pour animer des graphismes à la sophistication sans équivalent dans le genre. Fluidité des mouvements, raffinement visuel, une combinaison qui s’était traduite par un film aux qualités artistiques saluées, mais à la technique encore imparfaite et qui n’avait pas trouvé son public au box-office. Cinq ans plus tard, on retrouve la même volonté d’un cinéma d’animation différent dans The Prodigies, l’adaptation du roman de Bernard Lentéric, La Nuit des Enfants Rois (on se demande d’ailleurs pourquoi un film français adaptant un roman français et sortant dans les salles françaises est allé chercher un titre anglais !).
Au départ, les auteurs pensent adapter le roman dans le style manga, en utilisant l’animation traditionnelle et en faisant appel à un studio japonais. Mais l’ampleur de la mise en scène, l’échelle des destructions et la complexité du décor de Manhattan incitent la production à miser sur l’animation 3D. Mais attention, pas question de se retrouver avec un produit bien lisse façon Hollywood. L’équipe tient à proposer une identité visuelle forte, une esthétique qui ne ressemblera à aucune autre dans le genre.

Une charte graphique en trois niveaux émotionnels
C’est le réalisateur Antoine Charreyron qui trouve l’une des bases de la charte graphique du film. Les scènes sont réparties entre trois niveaux émotionnels : “Le niveau 1, c’est la perception normale, le niveau 2, c’est celui de la tristesse, où l’on ne perçoit que des détails. Le niveau 3, celui des émotions les plus intenses et de la sortie du réel. Ce niveau est inspiré des codes des comics américains. Dans ce milieu, les dessinateurs n’ont pas le temps de dessiner les décors en détail. Ils utilisent donc tout un tas d’astuces pour les simplifier ou ne pas les dessiner du tout. Nous avons utilisé ces trucs dans le niveau 3, et nous avons également déformé les personnages adultes agressifs jusqu’à en faire des monstres.”
Cette formule trouve un prolongement naturel dans le découpage. Antoine Charreyron développe pour chaque niveau un style de prise de vues adapté : “Dans le niveau 1, j’utilise des mouvements de caméras réalistes, basés sur ce que l’on fait sur un vrai plateau de cinéma, avec une dolly, un travelling, une grue, des champs/contrechamps classiques. Dans les niveaux 2 et 3, plus on entre dans les névroses et les affects, plus j’emploie un style qui n’est possible que grâce à la Motion Capture et aux caméras virtuelles.”

Viktor Antonov sculpte la lumière
Le design des personnages est confié à deux grosses pointures de la BD américaine, Humberto Ramos et Francisco Herrera, tandis que la conception visuelle générale est prise en charge par Viktor Antonov, créateur reconnu de mondes virtuels pour les jeux vidéo. Viktor Antonov a été en particulier DA de Half Life 2, primé jeu de l'année un peu partout dans le monde à sa sortie en 2004. Viktor Antonov propose une démarche peu commune : préparer tous les plans du film en noir et blanc. “Cela nous a servis à mieux poser les lumières et à créer des ombres pures, car en 3D, comme on peut placer des lumières partout, on peut facilement perdre le contrôle de la vision artistique initiale,” explique Antonov. “J’ai repris l’approche que j’avais mise en place sur les jeux vidéo auxquels j’ai collaborés. Dans ces mondes-là, on ne peut pas cadrer, ni zoomer. Tout se passe en plan très large. On est donc obligé de créer de très grandes compositions avec des immeubles, sans se préoccuper des petits détails. J’ai appris à utiliser la lumière de manière radicale, très forte, pour attirer le regard. J’ai appris que les rapports graphiques de clair et foncé sont très importants, tout comme la composition des volumes.”
Une expérience qu’il va appliquer à The Prodigies, ce qui va se traduire par un style visuel très marqué par l’utilisation de la lumière. “Dans le film, il n’y a qu’une seule source de lumière par décor : exemple, un rayon de soleil qui entre dans une pièce par la fenêtre. La lumière ne tombe jamais en douche, mais toujours à 45° pour obtenir des ombres portées. Et si l’on se trouve dans un appartement la nuit et qu’il n’y a qu’une ampoule dans la cuisine, alors c’est par la porte ouverte de la cuisine qu’une autre pièce est éclairée.” C’est seulement à l’issue de ce travail sur la lumière que la charte couleurs est développée.
La stylisation visuelle est prolongée sur le traitement des personnages. “Nous avons fait en sorte que le rendu de l’éclairage modèle les personnages en seulement quatre ou cinq zones de couleurs, au lieu d’utiliser le dégradé habituel avec beaucoup de nuances,” poursuit Antonov. “Ce n’est pas aussi extrême qu’un effet de « cell shading » de cartoon, mais on évite ainsi le photoréalisme. L’effet est accentué par les volumes anguleux des visages et par la peinture des personnages, qui était appliquée à la main, comme avec de gros coups de pinceaux.”

New York en 3D
L’un des plus gros problèmes qui se posaient à l’équipe concernait la reconstitution de New York. Impossible de recréer en 3D les avenues interminables et les centaines d’immeubles avec leurs milliers de fenêtres. L’équipe choisit de styliser l’environnement et d’exploiter les ressemblances qui existent entre les bâtiments new-yorkais. Plusieurs géométries sont modélisées en 3D et décorées de milliers de fenêtres. Ces géométries deviennent alors des modèles génériques que l’équipe parvient à varier en modifiant la couleur, les textures, les dimensions et les détails. Cela suffit pour recréer à peu de frais les artères anonymes de la grande métropole. En revanche, pour les sites reconnaissables, comme Times Square ou Central Park, il n’y a pas le choix : les bâtiments les plus connus sont fidèlement reconstitués par ordinateur. Ces rues sont ensuite habillées à l’aide de mobilier urbain. Là, le choix de la 3D prend tout son sens, puisque cette technologie permet de copier à volonté tel modèle de réverbère ou de boîte aux lettres pour le répartir à l’envi dans le décor.
Une fois New York créé, restait à le peupler d’une foule de piétons. “Ces foules ont été gérées en animation procédurale, c’est-à-dire en dotant ces personnages d’une intelligence artificielle, et d’un vocabulaire d’attitudes et de mouvements qui leur permet de marcher sur les trottoirs de manière assez naturelle,” raconte le producteur Aton Soumache. “Mais il fallait quand même les surveiller de près pour éviter les comportements absurdes. Antoine avait enregistré beaucoup de mouvements de marche différents avec beaucoup d’acteurs, et nous avons fait des copier-coller de ces différentes sessions de Motion Capture pour animer ces passants au moyen de boucles d’animation. Il y a toutes sortes de personnages, des grands, des petits, des gros, des adultes, des ados, des enfants…”

Animation étape 1 : motion capture à New York et au Luxembourg
La Motion Capture est enregistrée sur un plateau entouré par 24 caméras vidéo. “Les acteurs portaient un justaucorps noir sur lequel étaient fixées une soixantaine de sphères réfléchissantes,” précise Tarik Hamdine, directeur de l’animation. “Ces trackers nous permettaient de repérer leur position dans l’espace. On pouvait enregistrer les mouvements de dix acteurs en même temps. Pour les visages, nous avons travaillé en deux temps. D’abord, le mouvement des yeux a été enregistré en direct au moment de la motion capture. Puis, les mouvements faciaux ont été filmés plus tard, avec les acteurs installés un par un dans une cabine. Ces différents éléments ont été combinés pour fournir la base de l’animation.”

L’une des limitations de la Motion Capture est la difficulté à traiter les objets en dur. Il est impossible d’avoir sur le plateau des éléments de décor ou des accessoires, car ils masqueraient une partie des trackers des comédiens placés derrière eux, ce qui brouillerait la capture de mouvement. L’équipe met donc au point de multiples astuces pour contourner cette difficulté. “Quand un acteur doit s’asseoir sur une chaise, nous utilisons des objets en grillage de fil de fer ou en plastique transparent,” révèle Aton Soumache. “Nous avons aussi à gérer le problème des vêtements. Si le personnage porte un manteau en velours, il faut trouver des matières transparentes qui se comportent comme du vrai velours, qui ait la même dynamique de mouvement. Les costumiers travaillent avec des tulles, avec des gélatines, et avec des tissus lestés de petits plombs pour obtenir les effets souhaités. De même, un comédien qui joue un personnage habillé avec un manteau en velours trempé par la pluie doit pouvoir jouer avec un vêtement d’un poids équivalent sur le plateau de Mocap, sinon ses gestes seront faussés et il faudra les retoucher ultérieurement.”

Des retouches qui s’avèrent toutefois inévitables, ne serait-ce que pour les mouvements de mains et de doigts, trop petits pour être repérés en direct. La retouche est une étape indispensable de la Motion Capture, mais elle peut devenir un véritable travail d’animation si les exigences qualitatives du réalisateur l’imposent. “Au niveau des mouvements corporels, on a dû assurer environ 20% de l’animation à la main,” raconte Tarik Hamdine. “Parfois, c’est monté jusqu’à 100% lorsque le réalisateur Antoine Charreyron changeait d’avis sur les mouvements d’un personnage, mais c’était très rare. L’une des choses que nous avons systématiquement ajoutée, c’est la respiration des personnages. J’ai toujours trouvé qu’elle était essentielle : dès qu’on voit le torse se soulever, les narines se dilater, etc., le personnage devient vivant. Parfois, ce travail d’animation est tellement subtil qu’il est quasiment imperceptible, mais sa présence se fait sentir de manière subliminale. Au niveau des visages, tout a été fait par key frame, c’est-à-dire à la main, de même que l’animation des mains. D’une manière générale, la Motion Capture nous donnait une bonne base de réalité, puis l’animation par key frame ajoutait là-dessus une part de magie. C’est également la philosophie des studios Disney.”
Étonnamment, Antoine Charreyron se dispense des derniers développements technologiques qui permettent de transposer en direct les données de mouvement sur des modèles 3D basse résolution des personnages. Sur le tournage d’Avatar, James Cameron pouvait visualiser en temps réel les mouvements des Navi’s dans le décor même. Antoine Charreyron se contente de nuages de points en mouvement. “Il a tellement l’habitude du procédé qu’il est capable de juger de la qualité d’une prise en observant le moniteur de contrôle,” confirme Tarik Hamdine. “Il a travaillé en deux étapes. D’abord, il s’est comporté comme un metteur en scène de théâtre et a cherché à obtenir la meilleure interprétation possible de la part de ses acteurs. Ensuite, et seulement ensuite, il s’est mué en réalisateur de cinéma et a choisi les cadrages les mieux adaptés à chaque plan par rapport au jeu des acteurs déjà enregistré. Franchement, c’était la meilleure Motion Capture que j’aie jamais vue. Antoine est un superbe directeur d’acteurs. Il a réussi à m’émouvoir avec la seule Motion Capture !”

Animation étape 2 : finalisation par DQ Entertainment en Inde
Les sessions de Motion Capture sont bientôt suivies par le travail d’animation proprement dit. Il faut compléter les mouvements des personnages, les modifier parfois, mais aussi donner vie à la ville elle-même : piétons, véhicules, objets animés, etc. Un travail confié à un prestataire inattendu. “Nous avons fait appel à un studio d’animation indien, DQ Entertainement, basé à Hyderadad. C’est une société très importante qui gère un flux énorme d’animation chaque semaine. Ils ont pu affecter plus de 120 animateurs au projet ! Une équipe extraordinaire, des gens très bosseurs. Franchement, ils m’ont bluffé par leur professionnalisme et leur enthousiasme. Grâce à cette force de frappe, nous avons pu boucler l’animation en six mois et demi seulement.
Le design et la modélisation ont été effectués en France, de même que le « nettoyage » de la Motion Capture. Puis le rigging, l’animation, les textures et le rendu final ont été réalisés en Inde. Toute l’animation a été créée dans Maya, tandis que le rendu a été assuré par un moteur de rendu français appelé Guerilla.”
DQ Entertainement propose à ses clients français une réactivité sans commune mesure avec ce que l’on connaît en Europe. Le personnel était si nombreux, si disponible – et si bon marché – que même l’animation des voitures a été réalisée à la main. “Nous disposions d’une telle puissance de feu, côté main d’œuvre, que c’était plus rapide de faire ces opérations à la main que d’essayer de les automatiser…”
Pendant plusieurs mois, Tarik Hamdine supervise l’animation à Hyderadad avant qu’Antoine Charreyron ne le rejoigne pour les dernières semaines de production. “Il s’est rendu compte que l’équipe était tellement réactive qu’elle pouvait effectuer des corrections de manière extrêmement rapide. C’était très rassurant pour lui. En même temps, il y a eu très peu de changements. Songez que nous n’avons pas produit une seule image de plus que ce qui figure dans le montage final ! La durée des plans n’a pas bougé d’un iota. On savait donc ce qu’on devait livrer à l’image près, ce qui était un atout majeur pour nous. On pouvait être sûr que le timing de l’animation n’allait pas tomber à plat à cause d’un plan raccourci ou rallongé à la dernière minute. Du coup, on a travaillé de manière étonnamment sereine.”

Alain Bielik, juin 2011
(légendes visuels : Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 19 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.

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