Brendan et le secret de Kells

Un film d'animation franco-irlandais, où l'histoire se double d'un travail graphique pour mettre en valeur le fonds de culture celtique de l'île. Le réalisateur Tomm Moore nous détaille son travail et ses ambitions.

L'histoire de ce long métrage d'animation repose assez classiquement sur la quête initiatique d'un jeune garçon qui cherche sa voie. Synopsis : en Irlande au 9ème siècle, dans l'abbaye fortifiée de Kells, vit Brendan, un jeune moine de douze ans. Avec les autres frères, Brendan construit une enceinte sous la direction de l'abbé Cellach, son oncle, pour protéger l’abbaye des assauts destructeurs des Vikings. Sa rencontre avec Frère Aidan, célèbre maître enlumineur et “gardien” d'un Livre d'enluminures fabuleux mais inachevé, va l’entraîner dans de fantastiques aventures. Aidan va initier Brendan à l’art de l’enluminure pour lequel le jeune garçon révélera un talent prodigieux. Pour finir le livre de Kells, et défiant ses propres peurs, Brendan sortira de l’abbaye pour la première fois et entrera dans la forêt enchantée où de dangereuses créatures mythiques se cachent et l’attendent. C’est là qu’il va rencontrer Aisling, la jeune enfant loup qui l’aidera tout au long de son chemin.

Notons de suite que le livre de Kells, point central de cette histoire existe vraiment : écrit aux environs de l’année 800 après JC par des moines et rédigé en latin, le Livre de Kells contient les quatre évangiles du Nouveau Testament, chacun accompagné de notes préliminaires et explicatives, ornés des plus belles enluminures. Il a été écrit sur du papier Velin en lettres majuscules de style insulaire avec de l’encre noire, rouge, mauve ou jaune. Le Livre de Kells se trouve aujourd'hui conservé au Trinity College de Dublin où certaines de ses pages sont exposées; il est considéré comme un chef d’oeuvre du christianisme irlandais.

Le film rend hommage à ce patrimoine et à cette culture irlandaise. Le Forum des Images à Paris a récemment eu la bonne idée d'inviter Tomm Moore, réalisateur et dirigeant du studio d'animation irlandais Cartoon Saloon, à s'exprimer, et Pixelcreation était là pour recueillir ses propos sur son film.

Sur la genèse du projet :
J’ai un profond intérêt pour l’Histoire, la langue et la culture de l’Irlande, ses mythes et ses légendes.Mon ambition est de faire vibrer l’imagination du public en montrant toute la beauté d’un objet né d’une main créatrice.

En tant que réalisateur, je travaille depuis 1999 sur ce projet et son design artistique. Sa forme a connu moult modifications mais le thème de fond, l’importance de l’art dans notre monde matérialiste, n’a pas changé.Le projet s'est vraiment lancé quand j'ai rencontré Didier Brunner (dirigeant de la maison de production française Les Armateurs, laquelle a  produit les deux Kirikou, les Triplettes de Belleville, etc. – ndlr) au Cartoon Movie en 2001. Puis Fabrice Ziolkowski, scénariste, s'est joint à nous en 2003 pour recentrer l'histoire sur le jeune personnage de Brendan. Au bout de 6 mois de travail et d'aller-retours, nous avions notre premier synopsis et nous avons commencé le travail sur les dialogues. Le storyboard final est un multicouches de dessins qui a été scanné, passé en Flash et colorisé ensuite pour servir de modèle aux animateurs. Nous avons aussi fait 200 illustrations de scènes pour fixer les idées en production.

La phase de production elle-même de Brendan et le secret de Kells a duré 3 ans à partir de 2006 dans 5 pays : en Irlande bien sûr, dans mon studio Cartoon Saloon, mais aussi en France (à Angoulême chez Les Armateurs), en Belgique (coproducteur) ainsi qu’en Hongrie et au Brésil.
Du coup,un des principaux challenges de ce film a été de superviser ces studios éparpillés, malgré les mécompréhensions linguistiques, et de leur faire comprendre quel genre d’animation je voulais pour mon film.

Nous avons utilisé le logiciel Upsoft originellement développé par le studio danois A Films pour gérer la production d’Astérix et les Vikings. Avec Upsoft, nous avons chargé chaque jour les dernières animations que nous livraient les studios dans l’arborescence de fichiers du projet, de façon à pouvoir vérifier facilement la dernière version d’un plan ou d’une scène. Malgré ces efforts, j’ai  quand même (légèrement) dépassé le budget de production : 5,8 millions d’euros au lieu de 5,3 planifiés.

Sur le design général  :
L’art médiéval nous a servi de référence pour le design du film. Les formes rondes ou en spirale, le style roman en quelque sorte, sont des formes rassurantes. Les arches et pointes au contraire sont menaçantes. Les Vikings par exemple sont des formes très géométriques, très découpées .

Le dessin original des  personnages est aussi  proche que possible du livre de Kells et est fait en 2D, pas en 3D. Leur contour est en gras, pour imiter l’enluminure, cela fait partie du style distinctif du film. Les formes générales des personnages sont simples, mais avec des détails foisonnants à l’intérieur, fidèles à l’iconographie celte. Afin de les rendre plus expressifs, les personnages ont été croqués d’un trait plutôt brut et spontané. Les animateurs ont en charge la totalité des scènes dont ils s’occupent ; ce qui permet de rendre visible leur “patte” à l’écran. Par exemple, lorsqu’un personnage est en colère, le trait peut se faire plus agité, plus agressif. Le coup de crayon de l’animateur vient ainsi enrichir l’expression du personnage.

Ceci dit, la conception visuelle des personnages est simple et épurée. Bien qu’inspirés de l’iconographie même du livre, le graphisme des personnages demeure réaliste. En revanche lorsqu’ils apparaissent dans les rêves de Brendan, les personnages sont reconnaissables, mais représentés dans un style plus proche des humains dessinés dans le livre de Kells.

L’importante séquence du cauchemar de Brendan méritait un traitement particulier. Nous nous sommes inspirés d’artistes médiévaux comme Bosch. L’animation a été réalisée en Flash pour lui donner une côté « marionnettes ». Les formes et la palette de couleurs  sont similaires à celles où intervient le dieu païen Crom pour bien rapprocher les deux situations.

Sur les décors :
Le principal décor, à part la forêt, est le monastère fortifié de Kells en forme de croix celtique. Le quotidien de l’abbaye de Kells est morne et banal, ce qui se traduit par des couleurs sourdes et désaturées. Ce monde, plein de zones d’ombre hostiles et de bâtiments où l'on étouffe, est l’expression architecturale de l’esprit de l’abbé Cellach, en particulier la tour ronde où il met au point ses plans pour le développement de son abbaye. Au fur et à mesure que les réfugiés affluent dans le monastère, les arbres disparaissent de son intérieur et à la fin seul le scriptorium où les moines recopient et enluminent les manuscrits reste entouré d’arbres. C’est un havre de paix, en forme de cercle soutenu par des arbres.

Le monde réel n’est pas une simple représentation. Il a une dimension expressionniste en ce qu’il révèle quelque chose de la mentalité des personnages qui l’habitent. Les arrière-plans sont réalisés en utilisant des textures préalablement scannées à partir de diverses techniques picturales.

Par contraste, le monde extérieur, c’est-à-dire la forêt, est beau, lumineux et coloré, même s’il peut également se révéler effrayant. Ici, l’influence des arts celtiques est tangible dans tous les arrière-plans. Toute l’imagerie est inspirée par le Livre de Kells, lequel regorge de références à la nature.
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Sur les personnages :
Mon fils porte le même nom que le personnage principal Brendan. Et le design de Brendan est inspiré d’un stagiaire du studio  au début des années 2000, O’Riley, qui est devenu depuis directeur d’animation reconnu ! En décembre 2004, Brendan était déjà proche de son design final, mais avec des cheveux roux plus longs. Nous avons décidé de lui raser la tête pour en faire vraiment un petit moine. Et regardez bien sa frange, il y est  écrit « Ben » en écriture gaëlique traditionnelle bâton.

Le personnage magique d’Aisling a été calqué sur ma sœur Cathy. C’est une petite fille mais aussi une louve, à chaque fois en blanc, couleur magique.  Et tous les alliés de Brendan dans le film portent la couleur blanche. En particulier le chat Pangur Ban , dont le nom veut dire en gaëlique « plus blanc que blanc ». Pangur Ban est aussi un poème en gaëlique, poème  qu’on entend pendant le générique de fin du film.

L’Abbé est le personnage qui a le plus changé pendant le développement du film. Au début, il faisait partie des ennemis de Brendan, et on l’a rendu plus sympathique, simplement obnubilé par les préparatifs de défense de l’abbaye. Et il porte un motif celtique sur sa robe,  ce qui le rend aussi plus difficile à animer !

Crom Cruach est un dieu celtique d’avant le christianisme, dieu qui a été selon la légende défait par Saint Patrick lui-même. Nous avons mêlé  une forme de poisson des abysses effrayant avec un design celtique. C’est un monstre tout en angles, et Brendan le vainc en dessinant autour de lui un cercle parfait.

Pour les Vikings , nous avons fait le choix d’une palette très limitée (rouge, noir, blanc), et leurs angles avec des effets de perspective les rend très différents du reste du film. Leur design a été fait par Jean-Baptiste Vandamme (Gobelins) pour avoir ce style différent, très carré.

Propos recueillis par Paul Schmitt, février 2009