L'art de Morris

L’hommage du festival d’Angoulême et de la Cité de la BD à Morris pour les 70 ans de Lucky Luke.

Maurice De Bevere (1923-2001), dit Morris, commence sa carrière de dessinateur dans l’animation à la fin de la 2ème Guerre. La Compagnie belge d’actualités, maison de production de cinéma, décide de rivaliser avec Disney, Fleischer et consorts en se lançant dans le dessin animé et le recrute. Morris y travaille avec de jeunes dessinateurs qui ont pour nom Eddy Paape, André Franquin et Jacques Eggermont. Las, les rêves de grandeur de la CBA se heurtent à la dure réalité : l’entreprise ferme rapidement ses portes, et les jeunes dessinateurs se retrouvent sans travail.

Heureusement, Morris fournit déjà des dessins d’humour et des couvertures au magazine Le Moustique, édité par la maison Dupuis. Cette même maison fait reparaître Spirou, l’hebdomadaire pour enfants qui avait été lancé en 1938 et qui avait dû interrompre sa publication pendant les années de guerre. Les responsables de Spirou cherchent de nouvelles têtes ; Morris, cinéphile averti et grand amateur de westerns, adore dessiner les chevaux. Il dessine donc un cow-boy et sa monture, les appelle Lucky Luke et Jolly Jumper, et entreprend une histoire de vingt pages, Arizona 1880, qui trouvera sa place dans l’Almanach Spirou 1947 (publié en décembre 1946). C’est ainsi que démarre la carrière du célébrissime cow-boy que Morris dessinera jusqu’à sa mort, en 2001. Non sans lui adjoindre des personnages secondaires qui deviennent presque aussi célèbres que Lucky Luke : qui ne connait Jolly Jumper, les Dalton ou Rantanplan, le chien le plus stupide du monde ?

Avec l’humour de René Goscinny qui devient son scénariste de 1955 jusqu’à sa mort en 1977, ils vont trouver l’équilibre de la série entre une histoire gaguesque au premier degré et des références suivies à l’histoire du Far West par-dessus. Une inspiration que les albums suivants, surtout ceux des successeurs de Morris, ont du mal à retrouver…

Morris lui-même a réalisé au cours de sa carrière quelque 70 albums pour environ 3 000 planches. Il est, comme Hergé, l’unique créateur de son personnage, mais à la différence de la plupart des grands auteurs de bande dessinée, lui s’est consacré quasi exclusivement, sans aucune interruption et pendant cinquante-cinq ans, aux aventures de son héros. Le succès est mondial, sauf bien sûr en Amérique que cette vision franco-belge du Far West laisse de marbre. En soixante-dix ans, 300 millions d’albums de la série ont été vendus, et les aventures de Lucky Luke ont été traduites en 29 langues !

Néanmoins, l’exposition « L’art de Morris », au musée de la BD d’Angoulême jusqu’au 18 septembre 2016, veut révéler l’auteur derrière le héros. Inspiré par Hergé, formé par Jijé aux côtés de Franquin, Morris s’affirme comme un maître du dessin. Il cherche à représenter le bon mouvement, à épurer son trait pour gagner en lisibilité et en dynamisme.

Le premier Lucky Luke est tout en rondeurs, façon Popeye, et l’influence de l’esthétique du dessin animé est patente ; les personnages des premiers albums n’ont que 4 doigts par exemple, comme chez Disney. Le trait va se délier au fil des planches et des années, et Lucky Luke devenir la silhouette filiforme et impassible que tout le monde connaît. Morris est d’ailleurs marqué par l’influence des grands dessinateurs américains qu’il rencontre lors du séjour qu’il fait aux États-Unis et au Mexique, de 1948 à 1954 ; il y côtoie l’équipe du futur magazine Mad et s’inspire des pages des dessinateurs de référence que sont Harvey Kurtzman, John Severin et surtout Jack Davis.

Graphiquement, la narration de Morris alterne des pages entièrement construites sur le principe d’un « gaufrier » de cases identiques et d’autres comportant de grandes cases panoramiques. Et Morris utilise la couleur de façon non réaliste mais terriblement efficace. Silhouettes rouges, ciels jaunes, ses couleurs soulignent l’action à coup d’aplats contrastés qui ont depuis inspiré bien des auteurs contemporains : Blutch, Zep, etc.

Au même titre qu’Hergé, Franquin et Uderzo, Morris est un maître de ce 9ème art qu’il a si largement influencé.

Clémentine Gaspard, février 2016