Alice au pays des merveilles

Tim Burton s’en donne à cœur joie avec un univers fantasmagorique comme il aime à les créer, un monde où la logique est absente et où l’imagination règne en maître. Pour mettre en images les visions du cinéaste, plus de 1700 effets visuels signés Sony Pictures Imageworks.

Les amateurs d’univers fantastiques sont à la fête. En l’espace de cinq mois, trois réalisateurs surdoués nous ont proposé des mondes comme jamais encore le cinéma n’en avait montrés : Terry Gilliam avec L’Imaginarium du Dr Parnassus, puis James Cameron avec Avatar, et aujourd’hui, Tim Burton avec Alice au Pays des Merveilles. À chaque fois, c’est un enchantement visuel : on aimerait pouvoir faire des arrêts sur image afin d’étudier des décors et des paysages à la richesse stupéfiante et au design totalement inédit. Poésie et imagination se combinent dans une explosion visuelle, bien servie, il est vrai, par des effets spéciaux innovants.
Après les Anglais de Peerless Camera pour L’Imaginarium du Dr Parnassus, et les Néo-Zélandais de Weta Digital pour Avatar, ce sont les Américains de Sony Pictures Imageworks qui ont relevé le défi pour Alice au Pays des Merveilles. Pour la première fois, Tim Burton a été associé au plus prestigieux des superviseur des effets visuels actuels, Ken Ralston, qui a chapeauté tout le projet. Pilier de la première trilogie Star Wars, celui-ci a remporté quelque cinq Oscars, et travaillé sur des films aussi innovants que Qui veut la Peau de Roger Rabbit ?, Contact, Le Pôle Express ou La Légende de Beowulf. Pour mener à bien Alice au Pays des Merveilles, il a collaboré avec Carey Villegas, superviseur des effets visuels pour Imageworks.

Interview CAREY VILLEGAS, Superviseur des effets visuels
Pixelcreation : Quel a été votre rôle sur ce film ?
Carey Villegas : Je me suis chargé de la réalisation technique des effets. Ken Ralston a travaillé directement avec Tim Burton et son équipe d’illustrateurs sur le design des effets. Il s’occupait de la vision globale du film. Mon rôle consistait à mettre ses idées en pratique, à imaginer comment nous allions procéder. J’avais trois grandes difficultés à gérer : les images en relief stéréoscopique, les altérations numériques du physique des acteurs, et les variations de taille d’Alice.

Pixelcreation : Combien avez-vous réalisé de plans ?
Carey Villegas : Nous avons travaillé sur environ 1700 plans. Quasiment tous concernaient le Pays des Merveilles, à l’exception de la scène du lapin dans les bois au début du film. Mais même les scènes dans le monde réel sont toutes des effets visuels : comme le film entier a été converti en relief, chaque image a été retravaillée sur ordinateur et les éléments détourés afin de créer un effet de profondeur. D’un autre côté, certains effets sont très discrets. Par exemple, nous avons légèrement agrandi les yeux de Johnny Depp dans tous les plans. Cela faisait partie du design que Tim Burton avait mis en place. Il a toujours aimé les personnages aux yeux plus grands que nature. Par contre, il ne voulait pas perdre la personnalité de Johnny, ce qui impliquait de travailler tout en douceur. Nous avons fait un test sur une scène de Edward aux Mains d’Argent, le premier film qu’ils avaient tourné ensemble. Et le jour où nous l’avons montré à Tim, il s’est avéré que Johnny passait le voir. Il a regardé les images et donné son feu vert.

Pixelcreation : Les modifications du physique des acteurs sont sans aucun doute l’aspect le plus impressionnant des effets visuels…
Carey Villegas : C’est ce qui nous a donné le plus de mal sur ce projet. Outre le Chapelier (Johnny Depp), ces effets concernaient la Reine Rouge (Helena Bonham Carter), les jumeaux Tweedledee et Tweedledum, et Stayne, le Valet de Cœur (Crispin Glover). Tim Burton tenait absolument à ce que ces personnages soient interprétés par des acteurs réels, des acteurs présents sur le plateau avec Mia Wasikowska (Alice). Il nous fallait donc trouver un moyen de créer le physique du personnage à partir des images réelles que nous allions filmer, même si ce physique était totalement fantastique. L’idée était de combler l’espace qui existe entre un acteur réel et un personnage 100% numérique, de créer une sorte d’hybride entre les deux, un effet intermédiaire qui nous permettrait de jouer avec une morphologie fantastique sans pour autant « perdre » l’acteur original.

Pixelcreation : Vous avez dû beaucoup tâtonner avant de trouver les bons compromis…
Carey Villegas : Absolument. Nous avons réalisé des centaines de tests ! Cet effort de recherche et de développement avait deux objectifs. Le premier était, bien sûr, de mettre en images ces designs extravagants, le second était de mieux intégrer les personnages dans l’univers fantastique du pays des Merveilles. On avait d’un côté des créatures entièrement créées en images de synthèse, comme le Lapin ou le Chat, des personnages de pure fantaisie ; de l’autre, Alice qui restait une jeune fille 100% réaliste – excepté pour ses variations de taille ; et au milieu, les personnages comme la Reine Rouge qui étaient des hybrides entre ces deux extrêmes. De fait, l’idée maîtresse des effets visuels du film a été de créer des créatures animées les plus réalistes possibles et, à l’inverse, de rendre les acteurs réels plus fantastiques, moins réels. En quelque sorte, on les « tirait » les uns vers les autres de sorte qu’ils se retrouvent au milieu. Avec des personnages à l’apparence trop humaine, le contraste aurait été trop grand avec les créatures animées. En modifiant les proportions sur les corps et les visages, nous leur avons conférés un côté fantastique qui rejoignait les créatures 3D. Du coup, cet univers semble beaucoup plus homogène. Chaque personnage et créature semble faire partie d’un tout.

Pixelcreation : Comment avez-vous procédé pour la Reine Rouge, le personnage qui bénéficie de la transformation la plus saisissante ?
Carey Villegas : L’idée était de doubler la taille de la tête par rapport à la réalité, tout en conservant l’interprétation de Helena Bonham Carter. Son corps et sa tête sont donc bien réels, mais ce sont les proportions qui ont été modifiées : la tête a été gonflée d’au moins 100%, tandis que son corps a été très aminci au niveau de la taille. De par sa nature, cet effet posait un gros problème de résolution. Nous avions convenu de tourner en numérique car cette technique nous permettait d’utiliser un système de tracking en temps réel et de playback sur le plateau. Mais je savais qu’en grossissant de 100% l’image originale, j’allais me retrouver avec des pixels énormes. En numérique, on peut agrandir un élément, mais jusqu’à un certain point seulement. Au-delà, on observe une perte de qualité inacceptable. Pour réaliser les agrandissements extrêmes que nous avions en tête, il nous fallait une résolution nettement supérieure à celle des caméras Panavision Genesis 2K (1920x1080) avec lesquelles nous allions tourner le film. Après plusieurs mois de tests avec le directeur de la photographie Darius Wolski, nous avons choisi de tourner ces scènes avec une caméra Dalsa Evolution haute résolution qui enregistre des images en 4K (4096x2048). Le problème, c’est qu’elle était environ 75% plus grande qu’une caméra normale, et surtout, il n’en existait que deux exemplaires : c’étaient les prototypes ! Il fallait aussi gérer la différence de ratio : la Dalsa enregistrait des images au format 2:1, tandis que la Genesis nous donnait du 1.78:1. Le choix de cette caméra nous a aussi conduits à prendre la décision de réaliser le relief stéréoscopique par conversion 2D/3D, et non pas directement au tournage : il n’existait tout simplement aucune caméra 3D en résolution 4K. Nous n’avions pas le choix.

Pixelcreation : Comment avez-vous procédé ?
Carey Villegas : D’abord, nous avons rotoscopé la tête d’Helena dans les plans à haute résolution. Puis, nous avons réduit de moitié la résolution des images originales, de façon à ce que les images Dalsa soient en phase avec les images Genesis. La tête en résolution 4K d’Helena a ensuite été intégrée sur le corps à résolution 2K. On avait donc une tête dont la résolution était double de celle du reste de l’image. Restait alors à déterminer quelle taille cette tête devait avoir. Et ça, c’était quasiment impossible pour Tim avant de voir les images. En effet, dans certaines scènes, on avait une Reine dont la tête était deux fois plus grande que la normale, un Valet de Cœur de 2,20 mètre dont le corps était d’une finesse impossible, et enfin, Alice qui pouvait mesurer tout aussi bien 60 cm ou 2,40 mètres ! Les rapports de taille étaient tellement extrêmes, et ils changeaient tellement souvent, qu’il était difficile d’établir la composition d’un plan avant d’avoir tous les éléments assemblés dans le composite final. Ce dont Tim avait besoin, c’est d’un outil qui lui permettrait de moduler à volonté la taille de chacun des personnages en fonction de celle des autres. Pour ce faire, j’ai développé dans Nuke un script qui modifiait la taille de la tête simplement en tapant un pourcentage. Ainsi, Tim pouvait juger en temps réel du résultat de chaque manipulation. Il lui suffisait de taper, par exemple, 170% et la tête grossissait ou diminuait en conséquence. Et comme il s’agissait d’un élément à haute résolution, cet agrandissement ne se soldait par aucune perte de qualité.

Pixelcreation : Avez-vous procédé de la même façon pour les variations de taille d'Alice ?
Carey Villegas : Oui, exactement. L’actrice a elle aussi été filmée en haute résolution, de sorte qu’on pouvait agrandir sa taille sans problème. On l’intégrait donc dans les plans, puis on définissait sa taille. Cette fois, on ne réglait pas les dimensions de l’élément avec un pourcentage, mais avec le chiffre de la taille. Autrement dit, on tapait 2,40 mètre, et Alice se retrouvait à cette taille-là par rapport au décor. Grâce à cet outil, Tim a pu vraiment peaufiner les rapports de taille entre les personnages. Sur le tournage, ces variations de taille étaient un vrai casse-tête. Suivant les plans, Mia Wasikowska devait jouer la scène sur une plate-forme, ou bien plus bas que ses partenaires. Tim voulait que les dialogues soient de vrais face à face entre acteurs, qu’il y ait une interaction dramatique entre eux, ce qui excluait – autant que possible – de les filmer séparément sur fond vert. Mais même avec des plates-formes surélevées, cette interaction n’était pas toujours évidente, car il fallait tenir compte du futur grossissement de la tête d’Helena. Mia ne pouvait pas la regarder dans les yeux, car une fois la tête de la Reine Rouge grossie, c’était le nez qui allait se retrouver là ; elle devait plutôt fixer son regard sur les cheveux, à la hauteur du futur emplacement des yeux, ce qui impliquait une certaine gymnastique mentale… J’ai passé des heures à réfléchir sur qui devait être sur quel type de plate-forme par rapport à qui !

Pixelcreation : Et pour Tweedledee et Tweedledum, comment avez-vous procédé ?
Carey Villegas : Là, c’était différent. Tim voulait un corps animé en images de synthèse, mais avec le visage original de l’acteur. Nous avons donc filmé celui-ci revêtu d’un costume vert énorme qui reproduisait le volume du corps du personnage. Il jouait d’abord l’un des personnages en compagnie d’une doublure qui jouait l’autre personnage. Puis, les rôles étaient inversés et la scène re-tournée depuis le début avec cette fois l’acteur dans la peau de l’autre personnage. Grâce au playback en temps réel, on pouvait caler parfaitement l’interprétation et le mouvement de caméra sur ceux de la première prise. Ensuite, on animait le corps en 3D et on plaquait le visage de l’acteur sur une tête 100% numérique. Même chose pour le Valet de Cœur : le corps est virtuel, mais le visage est réel.

Pixelcreation : De quelle façon ces personnages ont-ils été combinés avec les décors fantastiques du Pays des Merveilles ?
Carey Villegas : Déjà, toutes les scènes ont été tournées sur fond vert, mais avec des éléments de décor (porte, pilier, etc.) reproduits en vert de manière à ce que les acteurs puissent visualiser l’espace dans lequel leur personnage devait évoluer. Avant le tournage, nous avons modélisé tous ces décors en basse résolution dans le logiciel Maya. Puis, ces données ont été importées dans le logiciel de motion capture Motion Builder. Le plateau était entouré de capteurs qui enregistraient en temps réel l’emplacement de la caméra dans l’espace. D’un autre côté, les données de focales, etc., étaient elles aussi transférées en temps réel dans le logiciel. Résultat, Motion Builder analysait la position de la caméra et calculait où elle se trouvait dans le décor 3D basse résolution. Le logiciel déterminait alors ce qui se trouvait dans le champ de vision et envoyait cette image sur les moniteurs de contrôle. Autrement dit, sur le plateau, on voyait en temps réel le futur décor derrière les acteurs, ce qui était infiniment plus « parlant » qu’un simple fond vert.

Pixelcreation : C’est en fait la même technique que celle utilisée sur Avatar ?
Carey Villegas : Oui, c’est le même principe. Tout le monde va un peu dans la même direction, celle de donner au réalisateur un maximum de liberté créatrice : s’il peut voir un bon aperçu de l’image finale au moment du tournage, il est en mesure de prendre de meilleures décisions. Et s’il peut ajuster en temps réel la taille de ses personnages dans un film comme Alice au Pays des Merveilles, là aussi, c’est une vraie liberté.

Révolutionnaire, cette technique de prévisualisation des décors (ou créatures) 3D en temps réel est appelée à se standardiser très rapidement. En tout cas, le public, lui, est conquis : Avatar en est à plus de deux milliard et demi de dollars de recettes mondiales (!), tandis qu’Alice au Pays des Merveilles « casse la baraque » aux États-Unis avec déjà 265 millions de dollars engrangés en trois semaines.

Alain Bielik  –  Mars 2010
(commentaires visuels Paul Schmitt)
Spécialiste des effets spéciaux, Alain Bielik est le fondateur et rédacteur en chef de la revue S.F.X, bimestriel de référence publié depuis 18 ans. Il collabore également à plusieurs publications américaines, notamment sur Internet.